Lire, novembre 1994, Jean Pierre Tison


PIERRETTE FLEUTIAUX, MAGICIENNE DU RÉEL

Métamorphose de deux grenouilles ou la rencontre improbable à Manhattan d’un petit Français et d’un laideron américain. Andersen chez Kafka.

Quoi de plus poignant qu’un lendemain de miracle ? L’inespéré est arrivé. Et alors ? La grande question reste : Allons-nous être heureux Le bonheur n’est sans doute pas de ce monde mais l’attendre, c’est déjà y croire. Comme à un conte de bonne femme. De très bonne, et fine, et éloquente femme quand il s’agit de Pierrette Fleutiaux. Elle nous fait croire tout ce qu’elle veut. Il y aurait mille façons de résumer le nouveau roman de cet écrivain révélé il y a neuf ans par Métamorphoses de la reine, prix Goncourt de la nouvelle, et lauréate en 1990 du Femina pour Nous sommes éternels. On pourrait dire que ce nouveau livre raconte l’histoire de deux grenouilles, dont l’une va se métamorphoser en volleyeur charmant et l’autre en mannequin vedette. On pourrait dire que c’est l’histoire de deux exils : celui d’un petit Français à New York et celui d’un laideron dans une famille où tout le monde a belle allure. On pourrait parier de l’histoire d’un ballon qui reçoit des confidences et du reflet bleu d’une piscine qui fascine un nouveau né. On pourrait également signaler ce prodige : des parallèles qui finissent par se rencontrer dans l’infini des possibilités heureuses.

On remarquerait aussi la réunion d’une petite sirène et d’un vilain petit canard sous le même avatar. Bref, on se retrouverait chez ce cher Andersen. Il n’y aurait plus qu’à répandre là dessus un peu de guimauve… pour trahir complètement l’esprit de ce roman. Car on sent chez Pierrette Fleutiaux encore plus d’affinités avec Kafka, le conteur de Prague, qu’avec celui de Copenhague. Elle nous entraîne en vérité du côté de chez Franz… ou Franck… mais n’insistons surtout pas. Que ce dernier prénom reste entre nous. Et soyons clair : le héros de l’histoire est un petit garçon français, qui répond au prénom de Robin et vit à New York. Un  » Froggy French «  que l’on va voir grandir. L’héroïne, américaine, elle, est grande de naissance et même bien trop grande. Des jambes interminables, qui font penser à des pattes de batracien. Et un sourire qui va d’une oreille à l’autre dès qu’elle se sent regardée. Elle est si disgraciée que ses parents la baptisent Beauty, par un réflexe absurde.

Le papa de Robin, M. Carel, travaille aux Nations Unies. Il se plaît à Manhattan, mais la maman de Robin a la nostalgie de la France. Le petit garçon, lui, n’a qu’une envie : être normal. C’est-à-dire américain. Le papa de Beauty, M. Berg, codirige à Miami une affaire d’import export de fruits. Sa femme travaille dans un bureau d’aide sociale. Robin a peur que ses parents deviennent pauvres. La famille de Beauty va connaître une vraie précarité après une grande prospérité, et puis les beaux jours reviendront grâce à un miracle. Qui ne doit rien au surnaturel.

Pierrette Fleutiaux n’a que faire des magiciens et des fées. Le réel seul est enchanteur. Il faut le prendre comme il vient et le montrer comme il est. Peu de livres rendent plus fidèlement compte de la vie quotidienne à Manhattan dans les années 1970 pour un certain type d’exilés.  » La rue, c’est le lieu de l’intimité quoi qu’il en paraisse, c’est là qu’on peut anonymement ressasser ses petites choses à soi. «  Ils font une bonne paire, Robin et sa mère, dans la foule de Broadway. Vannés, ils savent apprécier la ruse d’un triangle doré de pizza qui chasse instantanément la fatigue. Ils sont épatés par l’efficacité des vendeurs. Déconcertés par l’insistance de certains vagabonds qui  » mendient leur dû « . Ebranlés par une clocharde, très belle sous sa crasse, qui les guette et les suit.

Quant à la Floride, elle conserve ses couleurs de carte postale car ce sont bien les siennes. Ce livre nous présente aussi une Birmane de Manhattan, des Cubains de Miami qui s’adaptent au style de vie américain ou y résistent, à leur manière.

La romancière construit si bien son récit que chaque détail sait se fondre dans le tableau d’ensemble pour l’enrichir subtilement. Avec ces paradoxes qui font les petits mystères de la vie. Par exemple, savez vous pourquoi les vêtements de Robin ne sont jamais très nets ? Parce qu’ils sont lavés avec amour. L’explication se trouve dans le roman. Il est dur de comprendre aussi que les tap-tap d’un malheureux ballon puissent déranger quiconque lorsque alentour tout est vacarme et hurlement.

Le dernier chapitre pourrait s’intituler  » Portrait de groupe avec drame « . C’est quand tout va bien, quand tout le monde se retrouve et s’aime, que se manifeste la fugacité de ce qui ressemble au bonheur. Au cœur de la fête amertume et maturité font leur entrée, bras dessus bras dessous. Et nos personnages comprennent que c’est l’heure de dire adieu à l’enfance. Où vivre ? En Europe, où la douleur du passé pèse si lourd ? Aux États-Unis,  » pays qui favorise les enfantillages «  ? Allons-nous être heureux est l’histoire d’un amour, celui de Robin et de Beauty. D’un double projet transatlantique. D’un choix impossible entre les séductions du Nouveau Monde et les charmes du Vieux Continent.

Par la simplicité de son écriture, le naturel de sa respiration, l’acuité de son regard, la fantaisie de son imagination, Pierrette Fleutiaux nous touche par cette histoire qui semble se dérouler sous la protection d’un vieux monsieur solitaire, voisin des Berg. Il avait prédit à la petite grenouille qu’elle se transformerait. Et, au fond, cette histoire pourrait s’intituler  » Métamorphose de la rainette. »

Jean-Pierre Tisson, Lire (novembre 1994).