Le Figaro, 21 mai 1993, Patrick Grainville


DES TROUS DANS L’ÂME

Pierrette Fleutiaux peut tout. Elle vous publie un roman géant, Nous sommes éternels (prix Fémina), mais jongle depuis longtemps avec un genre casse pipe, la nouvelle, redoutée des éditeurs… Un elfe ouvre le recueil, une joggeuse dans un parc. Incarnation libre, renvoyée par le sol et portée dans les airs, cohérente et fluide… Le contraire de la narratrice qui dans tous ces récits titube entre ciel et terre, cherche un ancrage, le trouve grâce à un déclic miraculeux.

La nouvelle est un elfe qui traverse l’espace temps, comme une aiguille, et nous fait entrevoir un au delà fugace, la doublure des choses en un clin d’oeil… Scène de nuit, boucan de la rue où cavalent des jeunes gens à moto, des bagnoles, l’effervescence des autres, la vie. Mais qui est la narratrice, vieille dame couchée dans son lit, gênée par le raffut ?

Vous verrez la métamorphose de la rescapée. Dans le premier récit un appareil photo agrégeait l’héroïne au réel beau et stable, dans le second, c’est un miroir, qui reflète la ressuscitée. Je ne peux pas être plus explicite. Car une nouvelle ne lève qu’incomplètement le voile, elle fait pivoter un pan du monde, elle le retourne dans un miroitement. A vous de surprendre un secret dans l’interstice béant, escamoté…

Les nouvelles de Pierrette Fleutiaux commencent souvent par un choc de plein fouet, une agression ou une fascination. Cette violence la fait chanceler. Elle menace d’étouffer, de sombrer mais un médicament anodin contre la migraine transforme l’enfer en inventaire lucide et cosmique. Visionnaire, Pierrette ! D’un coup d’archet la cloison vibre, s’ouvre sur l’abîme. La narratrice en réchappe, sauvée de justesse. Mille morts nous cernent, nous submergent. La bouée surgit, cristallisée dans l’instant. L’univers se recompose…

Un enfant inconnu, sans papiers, se flanque dans vos jambes. C’est l’admirable Dans la rue, des pages accélérées, poignantes. On y voit comment naît la nouvelle, de quelle crise, de quel bouleversement intime et sauvage. À la frontière de la folie. Une histoire se précipite sur vous dans un tumulte, elle s’évanouit. On n’en saisira jamais tout le sens. Voilà la différence avec le roman océanique, oecuménique La nouvelle c’est l’urgence d’un face à face ténébreux, un combat de fantômes, une éclipse.

Ailleurs, l’héroïne affronte de hautes montagnes dans un pugilat de Sisyphe : On sent la démesure de l’auteur qui va se colleter avec des neiges énormes et des versants nocturnes. La nouvelle n’offre pas un petit casier insolite et ciselé. Elle cogne contre muniquer ce qui échappe au concept. Dire ce qui déborde les mots, sape nos assises, ouvre un fond noir au sein du langage. Mais en contrepoids, d’autres pouvoirs nous colmatent et nous construisent comme dans Le Cylindre, un chef d’oeuvre d’écriture, de précision, d’abstraction, d’intuition sensible. Autre version de la musique, de la danse des sphères, mais qui peut faire la culbute, se retourner en cacophonie. Comment être adéquat, coïncider, danser ? Les trois dernières nouvelles Pierrette Fleutiaux, ce n’est plus à prouver, est l’un de nos vrais, de nos grands écrivains courageux. les hautes parois de l’esprit et du monde. Elle vous trépane.

Le fantastique chez Pierrette Fleutiaux est intérieur comme une « sous conversation » hallucinée. Nul oripeau. C’est un vent de panique, un trou dans l’âme qui nous happent, nous hantent avant que la banalité ne referme son cocon. C’est pourquoi il est si difficile de résumer. La littérature joue ce rôle : comme Visionnaire, Pierrette Fleutiaux ouvre les cloisons entre le réel et l’au-delà du monde. (Photo Louis Monier.) sont beaucoup plus longues, en forme de labyrinthes somnambuliques. L’impossibilité de choisir une robe dans un magasin baptisé  » au PUY «  déclenche tous les carambolages d’identité. Le PUY, mot ambigu, oscillant entre puits et mont. Tout ce recueil : voyage entre surface et fond, comme dans (ultime récit où Nadia, agrippée à une corde, voltige, non sans drôlerie, entre la nuit souterraine et le décor diurne et cru.

Comment naître ? Dans quel espace trouver un site, un soi, un quotidien. Où apparaître et durer sans danger ni trahison. S’implanter en surface sans lâcher le sous sol grouillant. C’est le dilemme qui traverse (écriture de ces nouvelles vertigineuses. Pierrette Fleutiaux. ce n’est plus à prouver , est l’un de nos vrais, de nos grands écrivains courageux.

Patrick Grainville, Le Figaro ( 21 mai 1993 ).