Journal de Genève, 17 juillet 1993, Isabelle Martin


JE RÊVE, DONC JE SUIS

La frontière qui sépare le réel de l’imaginaire n’est pas nette, c’est une vaste zone aux contours imprécis : on s’en convaincra en lisant Georges Olivier Châteaureynaud et Pierrette Fleutiaux. C’est aussi sur la réalité que s’interroge Gianni Celati né en 1937 à Bologne, dont on commence enfin à traduire l’oeuvre. Prix Renaudot 1982 pour son roman La Faculté des songes, qui décrivait un fraternel phalanstère de paumés ; Châteaureynaud est l’auteur de quatre recueils de nouvelles, réunis en un volume chez Julliard. Le cinquième, Le Kiosque et le tilleul est composé de treize nouvelles qui misent sur la diversité des thèmes et rendent familier l’invraisemblable. Le héros d’une des plus réussies, La Femme dans l’ombre, réveillé  » du long sommeil heureux qu’avait été sa vie conjugale « , croit retrouver sa femme disparue deux ans auparavant par le biais d’une petite annonce érotique ; est ce elle ou non, il ne le saura jamais puisqu’il perd la vue fort à propos : il faut peut être sortir de soi même pour se trouver.

Démêlés drolatiques

Un veuf fait photographier 93 284 fois sa fille, heure par heure, de sa naissance à sa mort à l’âge de vingt ans. Un homme à qui il pousse des ailes refuse de s’en servir et se brise les os mais gagne le cœur de sa femme. Plus extravagant,un médecin est amené à pratiquer l’euthanasie sur la tête coupée d’un assassin… Mais le fantastique n’est jamais prétexte à l’artifice : au contraire, toutes ces histoires extraordinaires (et d’autres plus ordinaires comme L’homme de Blida) sont contées dans une langue simple et classique qui en renforce l’étrangeté. Comme l’humanité, car Châteaureynaud, à l’évidence, aime tous ses personnages avec une petite préférence pour les timides et ceux qui doutent d’eux mêmes.

Même souci de simplicité, même tendresse pour les gens et les choses chez Pierrette Fleutiaux. L’auteur de Nous sommes Éternels, très long roman qui lui a valu le Prix Fémina en 1990, renoue avec l’inspiration fantastique de ses premiers récits, Histoire du gouffre et la lunette, en explorant des distances plus courtes dans les dix nouvelles de Sauvée! Leur point commun est d’avoir une narratrice qui semble la même et pourtant change d’identité : jeune et moins jeune, mariée ou non, parfois pourvue d’un fils  » qui passera ce soir avec ses copains « . Intitulée Le Mariage de Nadia, la plus longue de ces dix nouvelles (un tiers du recueil à elle seule) est une suite de scènes oniriques qui racontent de façon drolatique les démêlés de la jeune Nadia dans son premier boulot :  » La vie quotidienne, voilà la difficulté « .

À cause d’un détail qui prend une proportion insolite, tout paraît à la fois réel et légèrement décalé dans ces nouvelles citadines : un bruit de moto engendre un cauchemar ; des joggeurs sortent miraculeusement de leur poche une bouteille d’eau minérale, un ordinateur ou même un bébé dodu et rieur ; un embouteillage est le point de départ d’un reportage fictif qui ne ressemble à rien et dont aucun journal ne veut, et pour cause ; une amnésique se dépêtre de situations impossibles, tel l’écrivain essayant  » délibérément, sauvagement «  de mettre de l’ordre dans ses notes… Le monde de la communication est aussi celui de la plus grande solitude, et nous sommes tous les rescapés d’une catastrophe imminente : voilà ce que nous chuchote la voix étonnée et fantasque de Pierrette Fleutiaux.

Un regard « innocent »

À lire ses, Quatre Nouvelles sans apparences, l’envie naît de faire un plus long bout de chemin avec Gianni Celati dont c’est le troisième livre à paraître en français. Professeur à l’Université de Bologne, ce traducteur de Swift, Melville, Céline et Roland Barthes est l’auteur de cinq romans, d’essais et de nouvelles dont ce recueil, qui date de 1987. Les quatre textes qu’il réunit ont pour lien le regard  » innocent «  que chacun des narrateurs pose sur les choses ordinaires de la vie, si ordinaires que nous ne les voyons plus. Ce sont autant de fables philosophiques à l’humour léger et à l’écriture sachant suggérer plus qu’elle ne dit. Elles nous racontent comment le professeur de gymnastique Baratto choisit de se taire après un match de football désastreux, et ce qui s’ensuit jusqu’au moment où il recommence à parler (mais ce retour à la normale ressemble à une défaite) ; comment le peintre d’enseignes Menini s’interroge sans relâche, dans le tremblement de l’air pollué d’un carrefour de banlieue, sur ce qu’est la lumière et l’immobilité qu’il finira par rencontrer, le jour de sa mort, dans la blancheur de la neige ; comment un étudiant, désireux de savoir ce que peuvent bien vouloir dire les livres et les professeurs qui parlent de littérature, tente inutilement d’en vendre au porteà porte, s’essaie en vain à devenir écrivain et finit dans la peau d’un critique  » qui chaque semaine doit écrire quelque chose en faisant semblant de savoir de quoi il parle. « 

Comment, enfin, un homme irréprochable qui travaille dans une entreprise de conteneurs pour aliments liquides et se pose mille questions sur sa vie trop bien réglée se met à écrire un mémorial où il note ses pensées : qu’est ce que le monde, l’homme, la vie, la liberté? Que dire à son fils, ou à son concierge? Questions banales et essentielles auxquelles il n’est pas de réponses, dans un monde où tout est prévu ; sinon que  » tout ce qu’on sait c’est qu’il faut continuer, continuer jusqu’au réveil, si réveil il y a. « 

Isabelle Martin, Journal de Genève ( 17 juillet 1993 ).