Un tunnel, comme une longue-vue dépliée à l’envers. Au fond, des maisons basses, granit gris, une petite rue qui tourne. Je la connais bien. Son nom, contrairement à bien d’autres, ne m’a jamais échappé. C’est la rue des Pommes.
Peu de monde, il fait déjà sombre. Effet de la distance dans le passé, ou réalité du moment ? Ce devait était un jeudi, jour sans école à cette époque, on devait en profiter pour faire quelques courses. Donc la journée. Mais c’était peut-être la veille, après la classe, je devais insister, supplier, pour avancer le jour. En tout cas, cela se produisait une fois par semaine, c’était mon moment à moi, mon cadeau merveilleux, ma récompense ultime.
Ma mère me tenait par la main, nous marchions dans la rue des Pommes, nous allions à la librairie de mademoiselle V. On disait librairie, mais en était-ce vraiment une, on y trouvait de la papeterie, de la ficelle, des objets indéfinis. De toute façon, la boutique était minuscule.
Mais il y avait deux étagères, juste à hauteur d’enfant, ces deux étagères furent ma première librairie, l’ancêtre de toutes mes librairies à venir, le générique qui les englobe toutes. Elles portaient trois couleurs : rose, vert, rouge. Rose et vert s’alignaient dans la continuité, même hauteur de chaque volume, même épaisseur à peu près. Le rouge était à part.
Je descendais la rue des Pommes, la main dans celle de ma mère, nous allions m’acheter un livre, le livre auquel j’avais droit une fois par semaine, j’étais au paradis des petites filles, une auréole flottait au-dessus de ma tête, j’étais une élue, ce moment n’était que pour moi. Au milieu des occupations et soucis complexes des adultes, il y avait ce moment réservé pour moi.
Il ne s’agissait pas d’un livre de classe.
Il s’agissait d’un roman, dans la collection rose, puis la collection verte.
Ma mère me laissait le temps de choisir, elle bavardait poliment avec mademoiselle V.
Dans la rue des Pommes, au retour, je flottais dans une autre dimension. Je possédais mon petit bouclier individuel. Rose puis vert, illustré, épais juste assez, comme fait sur mesure pour ma main. Désormais et jusqu’au mercredi ou jeudi suivant, quoi qu’il puisse arriver, il m’offrirait refuge et évasion.
Saut dans le temps. Beaucoup plus tard, les librairies dans les villes universitaires de province.
Intimidantes, celles-là. Mauvais souvenir. N’avais pas assez d’argent pour les nouveautés, ne lisais plus de romans, avais pris la mesure de l’étendue de mes ignorances, n’osais pas, ne demandais pas. D’ailleurs n’avais pas bien compris qu’une librairie est là pour vendre. Préférais finalement les bibliothèques et les vitrines des boutiques de fringues.
Retournement. Paris. Devenue grande enfin. En préparation de concours. N’ai plus peur des librairies et des libraires. Bvd St Michel, au PUF, une table m’est d’une certaine façon consacrée. Y sont disposés tous les livres au programme du concours. Je suis de plein droit en ces lieux. Ma bourse d’études me permet d’y dépenser ce qui se doit. La conscience de mes ignorances, au lieu de me pétrifier, m’ouvre l’appétit. J’achète, lis, dévore. Mon intelligence se déplie, j’adore la librairie du Puf, la librairie Gibert, pas une seconde je n’imagine qu’elles pourraient disparaître. La librairie, les livres, ma jeunesse, mon intelligence gonflée à l’hélium universitaire, c’est un super-package.
Des librairies, il y en avait partout. Cela allait de soi, n’est-ce pas.
Encore un saut dans le temps. New York, Barnes and Noble, au Lincoln Square. Je redeviens souricette intimidée. Les livres sont plus gros, plus grands, habillés de façon voyante, ils ne me connaissent pas, me regarderaient plutôt de haut, mon assurance du Boulevard St Michel ne tient pas. Mais, si le magasin est intimidant, les vendeurs ne le sont pas, ils sont jeunes comme moi, ils ont les cheveux en pétard, les yeux cernés, les Tshirts qui pendouillent et ils font ici un petit boulot comme j’en fais, moi, dans une maison de couture et une agence littéraire. Grâce à eux j’apprivoise le géant américain et ses géants d’écrivains américains.
Cependant il y a une autre librairie, quelque part dans mon quartier du West End. Elle se dissimule dans l’espace mémoire de mon cerveau derrière des images de caverne magique, de grotte un peu sombre, de murs couverts d’étagères se perdant dans les nuages. Il y a un ogre tapi derrière un bureau poussiéreux. Images s’exhumant de films peut-être, ou de romans, ou dieu sait de quel repli de l’imaginaire. Ce n’est pas une chaîne, mais une librairie à l’ancienne, tenue par son propriétaire (l’ogre, un vieux monsieur à lunettes ?). Les livres s’y comportaient tout différemment de chez Barnes and Noble. Ils étaient là chez eux, ils y avaient des habitats, des habitudes, ils étaient des individus au tempérament bien marqué, pour la plupart ils n’acceptaient de quitter leur maître qu’après courtoise discussion, comme si ce dernier devait s’assurer, avant toute transaction financière, que vous étiez dignes de partir en leur compagnie.
Il me reste un volume issu de ce lieu. « Pylone », de Faulkner. Je ne l’ai jamais lu, pourtant – respect oblige - je l’ai transporté dans chacun de mes déménagements. Il est encore ici, il endure.
Une amie américaine a fait une recherche pour moi. Et oui, il y a bien une librairie répondant aux critères que j’ai énoncés : Westsider books, sur Broadway, entre la 80 et la 81ème rue. Livres d’occasion, livres rares, disques etc. De l’autre côté de la rue, il y a le célèbre Zabar’s, emporium de la gastronomie, un Fauchon sans façons, bouilloires en cuivre enfilées sur une corde et tintinabulant au soleil. Gourmandises pour le corps et l’esprit, désirs joyeux et le vent énergique secouant Broadway. Zabar’s et Westsider books, deux portes d’entrée sur les grands espace à rêve américains.
Sur internet, une petite vidéo de Westsider books. Le lieu ressemble et ne ressemble pas à mon souvenir. L’agencement semble le même, dicté par les contraintes de l’espace, mais l’atmosphère est toute différente, un homme jeune et athlétique y fait la présentation et l’éloge de la boutique, les étagères à livres derrière lui s’offrent en pleine clarté , rien à voir avec la librairie logée dans ma tête. La roue du temps a tourné.
Adieu New York, retour à Paris. Et bientôt – sonnez trompettes – changement total. Voici qu’un livre, un livre écrit par moi, arrive en librairie. Changement total et irréversible. Fin de l’innocence. Au début tout beau tout brillant. Ca ne dure pas.
Il y aura désormais – plus ou moins virulente - l’inquiète question, le cortège d’inquiètes questions. Votre enfant-livre est-il ici en de bonnes mains, est-il en bonne santé livresque, profite-t-il bien comme on disait autrefois ? N’ a-t-il pas l’allure d’un grand prématuré sous perfusion ? Est-il déjà disparu des présentoirs ? Ou au contraire, bien en vue et juché sur une bonne pile de lui-même, n’est-ce pas lui en train de tendre ses pages aux caresses d’un client charmé et acheteur?
Et quid du libraire ? Il faudrait une étude exhaustive des rapports des libraires avec leurs clients-auteurs. Rapports complexes. Comment se comporte le libraire avec les auteurs qui entrent dans sa librairie ?
Je ne connais pas d’étude à ce sujet, je n’aurais à proposer que ma propre expérience et ce j’ai pu glaner autour de moi. Ce n’est pas le sujet ici.
Juste ceci : bienheureux les écrivains qui ont leur librairie d’amour. Cette librairie-là, je peux la décrire. Elle est bien fournie et bien achalandée, elle est plaisante et le/la libraire aime les livres, elle (disons « elle ») est cultivée et avenante, d’accord, mais surtout elle vous aime, vous. Elle connaît tous vos livres depuis vos débuts, d’ailleurs tenez elle peut vous sortir de son rayonnage personnel votre tout premier-né. Elle ne manque jamais de mettre bien en évidence votre dernier-né, et il arrive même qu’elle en fasse toute une vitrine, avec commentaires pertinents, coup de cœur etc. Elle en parle à chaque client qui se présente, à chaque client qui demande conseil. Elle sourit quand vous entrez et vous présente avec bonheur à ceux qui sont là. Vous et vos enfants-livres êtes toujours les bienvenus, c’est votre havre dans la ville sauvage, votre port d’attache, votre repère dans les villes étrangères, le nid où votre esprit peut faire halte, où votre âme peut se croire à l’abri, où vous êtes choyé, encouragé. Balise de haute mer et phare...
(Ah pourquoi ai-je dit ce mot ? Notre phare chéri, le phare de Cordouan, a perdu ses gardiens en 2012. Il brille et clignote toujours, mais il n’y a plus personne à l’intérieur. Coquille vide. Et voilà l’angoisse qui pointe : que va-t-il advenir des librairies ? Et de nous, les écrivains ? )
Je n’ai pas de librairie d’amour à moi, mais j’en ai connu quelques unes qui l’ont été l’espace d’un jour ou par intermittences. Bécherel, en Bretagne. Porte Saint-Michel, librairie salon de thé chambres d’hôtes. Trois faces inséparables d’une même vision conviviale de la vie. Les livres (les neufs, à vendre) sont partout, sur le moindre meuble, comme si quelqu’un venait juste de les déposer après les avoir feuilletés. Mon sentiment d’alors : ils sont dans ce lieu comme les chats, à la fois solitaires et familiers. Comme la littérature. Et mon dernier livre à moi (pourtant le moins couronné de succès): lu compris aimé. Et les lecteurs et lectrices le soir de la rencontre : des clients, certes, mais lisant, comprenant, aimant. Et aussi ayant parfaitement intégré le principe de réalité fondamental dans cette affaire : si l’on aime un auteur vivant, il faut acheter son livre, afin que son éditeur continue de le publier. Et que la librairie continue d’exister.
De mon jeu de cartes des librairies d’amour, je pourrais sortir aussi La Terrasse de Gutenberg. Son escalier en colimaçon qui descend à l’espace bric-à- brac le plus charmant, le plus chaleureux, où tant de fois Carole Zalberg nous a présenté des écrivains qu’elle aimait, où la libraire Michèle Ferradou offre ensuite tartes de sa fabrication et vins, où pendant une soirée, nous écrivains de petit ou grand braquet, pouvons nous sentir at home.
La librairie du Rivage à Royan pourrait elle aussi avoir droit au titre de ma librairie d’amour. Elle est sur l’avenue qui mène à la grande coquille blanche renversée qui abrite le marché. Coquille Saint-Jacques ou parachute, le voile de béton d’un seul tenant de sa voûte est une merveille de l’architecture des années cinquante. Avant d’aller acheter huîtres et fruits de mer, nous faisons halte à la librairie. Bavarder avec le libraire. Avec sa femme, il s’est lancé sur le tard dans l’aventure des livres. Il nous signale avec gourmandise ses derniers favoris, il nous a fait connaître les éditions Le temps qu’il fait, il nous a fait lire Armen de Jean-Pierre Abraham, il a organisé des rencontres pour mon compagnon et moi-même, à la sortie de l’un ou l’autre de nos livres. Nous tremblons à l’idée d’un Royan qui n’aurait plus sa librairie du Rivage.
Ce qui soudain me rappelle une librairie qui pendant une heure (60 minutes exactement, ni plus ni moins) eut presque les apparences d’une librairie d’amour, sauf que justement il y manquait cet échange sur la littérature sans lequel le sable et le soleil et le grand marché-parachute de Royan perdraient beaucoup de leur éclat.
C’était à Beijing, au carrefour de Xidan, une immense librairie de plusieurs étages, le dernier consacré aux livres en anglais, un autre à la papeterie. J’avais « gagné », avec six autres romanciers de diverses nationalités, le prix chinois du meilleur roman étranger. Le romancier russe et moi-même avions été invités pour une semaine à Beijing par la maison d’édition qui nous traduisait : Les Editions de la littérature populaire (à leur actif, tout Balzac, tout Zola etc.). Dans le programme, était prévue une séance de dédicaces à Xidan. Nous voici donc installés côte à côte à une table, au rez-de-chaussée devant la rue. Dehors nos « clients » attendent qu’arrive l’heure exacte prévue par le programme. La file est impressionnante, disons du genre de celle qui attend Amélie Nothomb au salon du livre de Paris. Le Russe n’en revient pas, moi non plus. Chacun dans cette file tient déjà son livre à la main. Un jeune garde patrouille autour de nous, il fait son boulot avec sérieux mais nous rend le sourire que nous lui adressons. Les clients de la file sont jeunes et souriant aussi. A l’heure dite, la barrière est relevée, la file s’ébranle, nous signons en accéléré, sans interruption, le dernier client correspond pile à la dernière seconde de la dernière minute. Qui étaient ces gens ? Des étudiants de l’université ? Plus ou moins obligés d’être là ? Sur le coup, pas envie de se poser de questions. Nous massons nos poignets endoloris, nous jouissons de cet endolorissement !
Mais quand, quelques mois plus tard, je me trouverais au salon du livre de HongKong et que j’irais voir le stand de « mon » éditeur pékinois, déception : mon livre n’y est pas. On finira par découvrir un exemplaire, un seul, que personne ne me demandera de signer.
Explication : la publication et la diffusion d’un livre sont très locales. Publié à Beijing, un livre se trouve dans les librairies de Beijing et pas ailleurs. Surtout un livre traduit d’une langue étrangère. Je ne sais si l’explication était juste ni si elle vaut encore aujourd’hui.
Finalement qu’importe. La seule vraie librairie, celle qu’aucune n’égalera jamais, qu’aucun souci extérieur ne pourra jamais contaminer ( souci d’argent, d’examen, de vanité etc.), celle par laquelle j’ai découvert le pur bonheur de la lecture, c’est celle de mon enfance, les deux étagères en rose et vert d’une boutique minuscule, devant lesquelles je m’agenouillais pour lire les titres et essayer de deviner ce qu’ils promettaient, pendant que ma mère bavardait avec mademoiselle V., et je tirais le livre à moi – pourvu que le bavardage dure - et subrepticement ouvrais la première page…bonheur, bonheur pur.
Pierrette Fleutiaux.
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