Page, entretien n° sept 05, avec Arnaud Moulhiac


RENCONTRE PIERRETTE FLEUTIAUX ARNAUD MOULHIAC
Librairie L’Écriture, Vaucresson.

Il y a des auteurs dont les lecteurs attendent impatiemment les nouveaux écrits ; Pierrette Fleutiaux en fait partie. Avec « Les Amants imparfaits« , elle saura les convaincre une nouvelle fois : ici, elle leur en dit un peu plus…


Raphaël, Léo et Camille : trois destins qui se rencontrent, trois vies qui tentent de fusionner. Raphaël est un jeune provincial issu d’un milieu modeste qui se voit devenir le baby sitter des jumeaux Léo et Camille, Il n’a que neuf ans et eux six. Les jumeaux sont riches, ils ont déjà connu différentes parties du monde avant d’arriver dans ce bourg de province, ils vont devenir des objets de fascination pour Raphaël. Leurs destins seront liés jusqu’à se retrouver face à la justice une dizaine d’années après. Alors Raphaël se raconte, nous dévoile son histoire et les secrets de cette gémellité qui lui dicteront ses choix et ses actes. Pierrette sait nous happer grâce à son écriture épaisse, travaillée, musicale. Ses personnages sont profonds, complexes, ce qui permet de nous interroger avec eux, ravivant en nous ces fascinations qui nous ont fait avancer durant l’adolescence et les portes de sortie qu’il a fallu trouver par la suite afin de nous préserver, afin d’avancer.


 

Arnaud Moulhiau : Comment l’idée de ce roman vous est-elle venue ?

Je me le demande moi même. Pour que vous ne preniez pas cela pour une boutade, il faut que je vous explique comment cela se passe pour moi, entre deux livres. Essentiellement, je rêvasse, somnole. J’erre dans une sorte d’infra-monde, sous la surface du quotidien, emplie de formes, vapeurs de personnages, bribes de phrases, mots, c’est épuisant. Impossible de décider «  je vais traiter tel ou tel sujet », ça ne se fera pas ! Combien de livres non écrits s’accumulent ainsi sur les étagères de ma bibliographie virtuelle ! Rien de ce que je peux vouloir délibérément et consciemment ne marche. Ce que j’attends, c’est une mélodie, un rythme. Une fréquence particulière. Cette mélodie est là, pas très loin, je la perçois, mais comment la rejoindre ? Cela peut durer longtemps ainsi, jusqu’au moment où, soudain, une phrase s’énonce dans la tête la première phrase. Ainsi, dans : « Les Amants imparfaits » Nous ne parlerons pas de nos parents », ont-ils dit. » Rien d’extraordinaire, mais c’était la bonne porte. Certitude d’y être enfin. Il suffit de pousser cette porte, tout est là derrière, il n’y a plus qu’à suivre. Suivre le fil d’Ariane des phrases, des mots, faire confiance. Digressions, emballements, errements, faire confiance. Comme écrire sous la dictée. Plus tard on rabotera, déplacera, supprimera ou développera. Plus tard. Le plus étrange : je ne sais rien encore de ceux qui ont dit :  » nous ne parlerons pas de nos parents « , ni de celui qui rapporte ces paroles. Ah si ! Leurs prénoms, Camille et Léo pour les jumeaux, Raphaël pour le narrateur. Tout le reste se dévidera en temps voulu. Et, comme dans un champ magnétique, des éléments de tout ce qui a flotté dans ma tête pendant ces mois d’attente se précipiteront, trouveront leur place.

La gémellité apparaît comme un monstre à deux tètes, incontrôlable et fascinant.
Pouvez vous nous présenter Léo et Camille ?

La gémellité n’est qu’un exemple, le plus extrême, de ces rapports noués dans l’enfance (et en ce cas avant la naissance) qui m’intéressent particulièrement, à cause de leur proximité avec cet « avant » des êtres, où rien n’est encore assigné de ce qu’ils seront. Léo et Camille sont des enfants de la jet-set, perturbés par trop de changements de langue, de pays, d’environnement. On les envoie donc passer un an au calme chez leurs grands parents, en province, et c’est là qu’ils vont rencontrer Raphaël, d’un tout autre milieu, lui, et leur aîné de trois ans. Ils sont d’une gentillesse déroutante, pas agressifs du tout, et ils font peur. Peut-être parce que rien ni personne n’a de prise sur eux. Ils vivent selon la loi de leur monde intérieur. Séduisants petits derviches tourneurs, ils attirent tous ceux qui les contemplent dans leur danse. Es ont en fait un secret, et c’est ce secret, si pitoyable soit-il, qui va les entraîner, eux et leur ami Raphaël, dans des pratiques amoureuses dévoyées et finalement devant un juge d’instruction. Ils demandent un ajustement continuel des perceptions. Le rapport des autres avec eux : les distinguer ou les confondre ? Leurs rapports avec les autres : se réfugier dans la ressemblance (armure, masque), ou échanger leurs apparences et tromper leur monde ? Leurs rapports entre eux : s’accrocher à l’état fusionnel et confusionnel prénatal, ou entrer dans la différenciation ? Quand on sait qu’ils sont de sexe différent, on peut imaginer la complexité accrue de tout cela. Et quand on connaît leur secret, la complexité s’accroît encore, devient proprement insondable. Leur ami Raphaël est le seul à pénétrer toutes ces ambiguïtés, comme de l’intérieur…

Raphaël se sent investi d’une mission auprès des jumeaux, il devient peu à peu
victime de cet engagement. Est-ce un moyen d’échapper à sa condition ?

Sa mission sur le plan pratique a été de faire le baby-sitter auprès d’eux une fois par semaine. Mais antérieurement à cela, il a déjà reçu la foudre. Au premier regard, les jumeaux et Raphaël se sont « reconnus », aimantés, un trio fraternel s’est formé, qui relève peut être d’un besoin de consolation impossible à rassasier. Anthropologie archétypale de la famille, pour dire les choses ainsi. Plus que la verticalité de la généalogie, l’horizontalité des liens m’intéresse, les réseaux d’affinités profondes liées à quelque chose qui a survécu de l’enfance et qui dépasse toute explication de surface. Donc l’ailleurs et l’Autre font irruption dans la vie de Raphaël sous la forme de ces deux êtres qui semblent tombés d’un autre ciel. Il ne connaît, lui, que son petit bourg de campagne, les ambitions modestes de sa mère, la gouaille sous-prolétaire de sa grand mère. Véritablement possédé par cette double figure du Beau, il ne cessera de chercher la bonne distance, pour appréhender ces deux êtres et comprendre ce qui lui arrive à leur contact. Victime des jumeaux, dites-vous. Peut être, mais c’est aussi grâce à eux, par eux, qu’il va grandir, « rejoindre sa stature d’homme ». De quelle façon ? Je ne peux pas le dire sans dévoiler tout mon livre !

Les jumeaux sont riches, citadins, voyageurs, tout le contraire de Raphaël.
Y-a-t-il une lecture sociale du roman ?

Oui, bien sûr. Les choses ne vibrent pas de la même façon en province et dans les mégalopoles, chez les gens à petits salaires et les gens à fortune, etc… Il faut toujours se poser le problème de l’argent. Mais la lecture sociale, si elle est évidente et capitale, n’est pas la seule. Le Bal des berceaux, œuvre caritative franco-américaine, qui est un des leitmotivs du livre, est symbolique à cet égard. C’est une affaire de gens riches, à laquelle participent les jumeaux, et qui est étrangère à Raphaël, mais il y a ce mot «berceau» qui fait résonner bien d’autres profondeurs chez mes trois jeunes gens…

L’enfance et l’adolescence sont ici des périodes de questionnement, de violence :
on s’y détruit un peu afin de mieux affronter l’après ?

Oui. Raphaël, le narrateur, dit à un moment : « nous n’avons pas eu le temps d’avoir des deuxièmes fois et des troisièmes fois », tout est allé trop vite, tout a été une première fois. Et les premières fois ont une grande puissance sur l’esprit. C’est le temps des fascinations. Les forces qui se libèrent alors sont dangereuses. Après le drame, les jumeaux pourront se retirer dans leur monde de gens riches, comme la Daisy du roman de Fitzgerald, Gatsby le magnifique. Raphaël, lui, n’a pas ce refuge. Mais il y a eu dans sa vie ce voyage au Mali, où, par hasard, il a assisté à une rencontre d’écrivains francophones. Illumination occultée d’abord, mais qu’il ne cessera d’approfondir et qui lui permettra, quelques années plus tard, de se réapproprier son histoire et de reprendre sa vie en main.

Dans la littérature contemporaine, quels sont les écrivains qui vous sont proches ?

Vers l’âge de trente ans, mon panthéon littéraire ne comportait en gros que Kafka, Beckett, Michaux. En dehors de ces hautes figures, pas de salut. Snobisme de jeunesse, besoin de marquer un territoire, que sais-je ? Maintenant (les années ont passé !) je n’ai absolument plus aucun a priori. La littérature m’émeut infiniment. Je ne me lasse pas d’observer comment les autres s’y prennent pour rendre compte de ce quelque chose du monde qui les a saisis, comment ils utilisent la langue, les ressources qu’ils déploient. À mesure petite ou grande, réussie totalement ou à demi, c’est toujours bouleversant. J’ai besoin de mes contemporains, leur effort m’aide et me réconforte, m’émerveille parfois. Bon, parmi les vivants : Le Clézio, source inépuisable pour moi, revigorante lorsque je touche les fonds arides ; Anne Marie Garat, dont l’écriture généreuse me donne force et courage Nancy Huston, que j’ai connue lorsqu’elle avait vingt ans, et dont le parcours me touche jusque dans ce qui m’est contraire ; Sylvie Germain, une des plus grandes, par son sens du mystère de la création et la richesse stupéfiante de son écriture ; Éric Chevillard, dont les livres (le dernier Oreille rouge, une merveille) me chatouillent irrésistiblement l’épiderme littéraire ; Pierre Bergougnioux, sa phrase minérale, dense, vers laquelle je me retourne lorsque ça tangue trop en moi. Je pourrais continuer un bon moment ainsi, et s’il fallait parler des étrangers, et des polars dont je fais grande consommation, j’y serais encore demain ! Expliquez-moi une chose : pourquoi cette idée, ressassée névrotiquement, que la littérature française est moribonde ? Je lis ceci chez Richard Millet : « Les écrivains français ont en commun une ignorance réciproque de leurs écrits. » Mais où diable a-t-il pris cela ? Il continue : « ignorance due en partie à l’absence d’œuvre… » Mais si on ne les lit pas, on ne peut savoir si ces écrivains font une œuvre ! Double-bind étrange. Richard Millet est un très bon écrivain, mais là, il dit des bêtises, non ? Peut être trouve-t-il dans cette posture une énergie nécessaire à son œuvre. Si c’est le cas, passons !

Librairie L’Écriture, sept 2005, Vaucresson.