Le Temps (Suisse) du 17 sept 2005, Isabelle Martin


LES ENFANTS TERRIBLES

Sur le thème de la gémellité, la romancière Pierrette Fleutiaux croise et recroise les fils d’une étrange histoire de fascination, qui est aussi celle d’une naissance à l’écriture.

Ce roman complexe décrit l’émergence d’une vocation d’écrivain à travers l’histoire de la fascination du narrateur, Raphaël, pour les jumeaux Léo et Camille. Ils se sont rencontrés enfants dans la petite ville de province où vivent les grands-parents des jumeaux : Raphaël avait alors 9 ans et eux 6. Repartis après une année, ils sont revenus à Bourgneuf à deux reprises. Mais l’histoire commence bien plus tard, quand le narrateur se souvient d’un séjour au Mali avec sa mère, au cours duquel il a écouté une jeune romancière invitée au Festival Étonnants Voyageurs parler de la fatigue d’écrire. En attendant d’écrire lui même pour « le vrai public, le public de l’âme auquel chacun aspire », Raphaël rédige une sorte de rapport destiné à faire comprendre à « son aréopage d’avocats, éducateur, juge, psychologue et autres » ce qui l’a amené, avec Léo et Camille, à être soupçonnés de meurtre.

Quand ils sont arrivés pour une année à Bourgneuf, avec « leur corps d’ablette tout blanc », on ne distinguait pas les jumeaux l’un de l’autre et les gamins de l’école se moquaient d’eux. Raphaël a pris leur défense et les grands parents l’ont chargé de veiller sur eux. Ainsi est née cette amitié inattendue entre le fils d’une veuve employée de mairie et les rejetons de parents richissimes qui courent le monde, lui pour ses affaires, elle pour ses activités caritatives. « Mais on ne parlera pas des parents », ont dit les jumeaux qui entraînent le narrateur dans leur bulle imaginaire pour en faire le témoin, ou le scribe, de leurs rituels de doubles solitaires.

Comme son copain Paul, avec qui il tape dans un ballon et entretient une amitié tacite, Raphaël est un garçon lent et placide. Il peine à démêler l’écheveau de ses sentiments pour Léo et surtout pour Camille, et à comprendre en quoi l’apnée dont il souffre a affaire non seulement avec le désarroi dans lequel un mot des jumeaux suffit à le plonger, mais avec son désir d’écrire.

Pierrette Fleutiaux met dans ce récit la même finesse d’analyse que dans son précédent livre, « Des phrases courtes, ma chérie » (Actes Sud, 2001), où elle peignait ses relations compliquées avec sa mère, une vieille dame devenue dépendante, alors qu’elle avait toujours su séduire souverainement son monde dans la petite société provinciale où elle vivait, avec un sens aigu des convenances comme de ses intérêts. L’écrivain se rapproche ici de l’univers des enfants et des adolescents qu’elle peignait dans « Allons-nous être heureux ? » (Gallimard, 1994).

Il faudra bien des détours et des détours pour que Raphaël en vienne au nœud de l’affaire, c’est à dire au moment où son amie Anne, se croyant trahie par lui, s’est jetée par la fenêtre depuis l’appartement parisien des jumeaux. Car les enfants terribles, devenus étudiants, ont désormais des jeux sexuels dans lesquels Camille a assigné leur rôle à chacun des garçons : Léo dessine ses ébats avec ses amants tandis que Raphaël les consigne dans un cahier, ce même « cahier des séances bizarres » dans lequel il notait depuis cinq ou six ans, à leur demande, les faits et gestes des jumeaux. Même s’il peine parfois à suivre « ses deux farfadets », il a perçu intuitivement le secret entourant leur naissance qui justifie leur comportement envers lui.

La romancière imaginative et subtile qu’est Pierrette Fleutiaux croise et recroise les fils de cette histoire étrange, qui tient le lecteur en haleine par ses ellipses temporelles et ses thèmes récurrents (le bal des Berceaux, le vieux vélo, la marmite, le « poulet-bicyclette », la phrase de retrouvailles de Camille). Le narrateur échappera à la « perpétuité de l’apnée carcérale » grâce à l’intervention de quelques anges gardiens : la grand mère des jumeaux, la juge chargée de son procès ou le couple de ses logeurs portugais. Sans oublier Natacha, la jeune romancière rencontrée jadis à Bamako, dont le souvenir lumineux l’aide à accéder à l’écriture.

Isabelle Martin, Le Temps (Suisse), 17 sept 2005.