Le Soir (Belgique), 2 sept 2005, Pierre Maury


LES JUMEAUX QUI S’AIMAIENT ET CELUI QUI LES AIMAIT

Le nouveau roman de Pierrette Fleutiaux, « Les Amants imparfaits  », est une réussite brillante qui plonge dans les profondeurs de plusieurs mystères.

Pierrette Fleutiaux ouvre « Les Amants imparfaits  » d’un bref paragraphe énigmatique : « Nous ne parlerons pas de nos parents », ont-ils dit ensemble. À moins que ce ne soit Camille qui l’ait dit à Léo, ou encore Léo à Camille. En dehors des noms des deux personnages, cela ne nous dit pas grand chose. Cela intrigue, bien entendu. Pourquoi pas les parents ? Et à qui parlent Léo et Camille ? Et où va-t-on ? La dernière question est valable à peu près pour tous les romans, à l’exception de ceux qui nous livrent la fin dans la première phrase, ce qui n’est pas le cas ici.

La fin, ou ce que nous apprendrons à la fin, se trouve curieusement résumé au dos du volume, dans un court texte qui semble se moquer des lois élémentaires du suspense. Car tout roman creuse une énigme, et celui-ci en particulier, qui en même temps paraît s’en délecter par son début et l’ignorer par la quatrième de couverture.

Voilà une approche inhabituelle, qui correspond à un récit tout aussi inhabituel, où l’on va creuser une trouble fascination racontée par celui-là même qui la subit après qu’il a été choisi par Léo et Camille, des jumeaux flamboyants et effrayants.

Quand ils sont entrés dans la classe de Raphaël, ils avaient six ans, trois de moins que le narrateur. Immédiatement, ils se sont dirigés vers lui et l’ont ensuite accompagné pendant des années, le lien spontané s’étant renforcé au fil du temps. Raphaël est devenu leur mémorialiste, chargé de consigner les histoires que lui racontent les jumeaux. Vraies ou fausses, elles témoignent d’une parfaite conscience de leur singularité. En totale symbiose, Léo et Camille partagent tout. Il est d’autant plus étonnant qu’une troisième personne soit entrée, par leur volonté, dans leur intimité au point d’en vivre les étrangetés. Cela s’expliquera plus tard.

Pierrette Fleutiaux a écrit, avec ce roman, un livre total, qui puise dans des matériaux d’une infinie richesse. La gémellité, la fascination, l’amour, la vie et la mort en sont quelques-uns des ingrédients.

L’écriture elle-même, à laquelle se livre Raphaël comme à un exercice cathartique, est interrogée de manière lancinante. Ses propriétés et ses pouvoirs sont passés en revue, comme peut le faire un écrivain, c’est à dire en considérant qu’il y a là une pulsation souterraine et vivante.

L’auteur, par la voix de Raphaël, donne au passage une belle définition de la phrase d’écrivain : « C’est une phrase qui semble venir d’ailleurs, qui s’énonce toute seule dans ta tête, avec un rythme qui te surprend toi même, et qui semble porter une expérience bien plus vaste que la tienne. »

De ces phrases, « Les Amants imparfaits  » n’est pas avare. On y avance porté par un mouvement qui ne cesse jamais et qui, pour ne pas aller en ligne droite, donne une grande impression de fluidité. Ce n’est pas la première fois que Pierrette Fleutiaux porte l’art du roman à son point le plus élevé. Peut-être ce livre, dans une œuvre commencée il y a bientôt trente ans, en est-il le sommet ?

Pierre Maury, Le Soir (Belgique), (2 sept 2005).