La libre Belgique, 26 août 2005, Monique Verdussen


OÙ EST LE MEURTRE ?

GÉMELLITÉ
Entre candeur perverse et mal inconscient, Pierrette Fleutiaux dérive de rêve en réalité

Pierrette Fleutiaux a un univers bien à elle, fait de ces mouvements du cœur, de la pensée et des sens qui, parfois, défient la raison et les explications, quand ce ne sont pas les conventions. Si le réel, immédiat et palpable, est présent dans ses romans, les non-dits s’y inscrivent avec autant de vérité et les questions surgissent des brèches qui se creusent entre les deux. On est, sous sa conduite, dans le décalage, parfois dans l’étrangeté, même – encore qu’à moindre mesure – lorsqu’elle aborde des sujets qui lui sont proches, comme la vieillesse de sa mère, ou des lieux, tel New York, qu’elle connaît pour y avoir vécu. Un plus ou moins de mystère entre dans sa manière décrire, faisant d’autant apparaître ces zones d’ombre de l’individu auxquelles l’intuition, la complicité ou le pressentiment – on l’appellera comme on veut – ont pouvoir d’accéder avant toute autre chose.

OBSESSIONS CONSTANTES
Découverte par Anne Philipe, elle est éditée pour la première en fois en 1976 grâce à des nouvelles, « Histoire du gouffre et de la lunette ». Nous sommes éternels lui vaut, en 1990, le prix Femina. Avec « Les Amants imparfaits  », publié dans le flot de l’actuelle rentrée littéraire, elle renoue avec ses obsessions les plus constantes, l’altérité, l’incommunicabilité, la complémentarité et confirme sa personnalité forte et originale.

Le roman repose sur un cas de gémellité. Raphaël a neuf ans lorsqu’il voit entrer dans sa classe de province les jumeaux Camille et Léo. Sa vie de jeune garçon sans père et sans histoire s’en trouve d’autant plus bouleversée qu’il est invité à s’occuper de ceux ci après la classe. Aussi beaux que sûrs d’eux mêmes, les deux nouveaux venus sont aussi soudés que dissemblables aussi complices que singulier. Mais ils traînent dans le sillage de leur six ans une aura d’extravagance, d’intelligence, de vulnérabilité, d’innocence et de perversité mêlées qui subjuguent l’aîné. À travers l’ailleurs qu’ils représentent, celui-ci découvre un monde très éloigné de sa vie habituelle et des interrogations le harcèlent. À quels jeux jouent les deux candides pervers qui s’ingénient à se faire passer l’un pour l’autre ? Qu’est ce qui unit sa mère à une famille d’un niveau social qui n’est pas le sien ? Où est le mal ? Et quelle est cette mort qui rôde entre les interstices d’un récit où l’on est mené d’avant en arrière, par soubresauts, avec des « apnées » comme celles qu’éprouve le narrateur qui grandit au fil de l’histoire dans ses grands moments d’émotion ?

COURANTS SOUTERRAINS
On s’aperçoit vite que les saccades sont comparables à celles de la mémoire lorsqu’elle ressasse une même pensée, hésite, balbutie et embrouille la juge qui interroge. Ou lorsqu’elle sollicite du psy consulté qu’il démêle ces parts d’ombre et de lumière, ces « courants souterrains », que l’on ne se connaissait pas et qui ont induit les actes pour lesquels on se retrouve face à un tribunal. Par delà ce livre qui sonde avec acuité et une tension croissante l’alchimie de l’alter ego – dans la gémellité mais aussi en amitié ou en amour -, Pierrette Fleutiaux marque la distance entre ceux qui rêvent la vie et ceux qui l’accaparent en se gardant d’utopie. Elle fait apparaître la difficulté à se faire entendre d’autrui dans la vérité de ce que l’on est, la force parfois maléfique de l’amour absolu et ce pouvoir des paradis d’enfance qui jouent comme autant de pièges sur des individus fragilisés. On ne peut s’empêcher, pourtant, d’être parfois agacé par la manière répétitive et heurtée de ce roman qui, en définitive, ne répond pas à toutes les questions qu’il pose. Comme la vie. Comme l’amour. Comme l’écriture peut être. Comme l’irrésistible attrait de ce à quoi l’on succombe. Rien n’est parfait.

Monique Verdussen, La Libre Belgique (26 août 2005).