Gruyère (Suisse), 15 sept 2005, Éric Bulliard


ENVOÛTANT TRIO À LA DÉRIVE

Un enfant se retrouve fasciné par d’étranges jumeaux. Ce trio lié par une amitié absolue, achevée dans le drame, se trouve au cœur du dernier roman de Pierrette Fleutiaux. D’une construction à la fois complexe et limpide, « Les Amants imparfaits » tracent aussi des pistes de réflexion sur l’écriture et la littérature.

« Ils étaient deux, et nous n’avons pas su tout de suite si c’était deux garçons ou deux filles, ou un garçon et une fille. » Léo et Camille, 6 ans, viennent d’entrer dans la classe de Raphaël, le narrateur, 9 ans. Ils rejoignent leurs grands parents, à Bourgneuf, dans la France profonde. Leur arrivée va changer la vie de Raphaël.

Le garçon et la fille se ressemblent et traînent avec eux un parfum de mystère, d’exotisme eux qui grandissent entre New York, Hong Kong et Paris. Par leur aplomb, leur « air d’attente confiante et tranquille », « leur accent très léger qui enrobait leurs mots comme un nuage de sucre », ils dégagent un magnétisme troublant. Raphaël est fasciné. Avec cette relation entre trois enfants, puis adolescents et jeunes adultes, Pierrette Fleutiaux fouille une nouvelle fois dans les sentiments, les relations troubles, les amours adolescentes. Tout en menant une réflexion sur l’écriture et la littérature.

D’emblée, le lecteur devine que cette relation à trois a mal tourné. Raphaël raconte leur histoire après la rupture définitive. Il tente d’expliquer, de comprendre, en s’adressant à son psychiatre, à ses avocats. Comprendre sa fascination pour ces deux enfants. Comprendre comment ce trio a basculé dans des pratiques malsaines, puis dans le drame.

Leur relation a évolué par étapes : après leur première rencontre, les jumeaux sont repartis, avant de revenir quelques années plus tard, à l’adolescence. Le trio s’est ensuite reformé à Paris. Entre ces rencontres, Raphaël mène une vie simple et banale à Bourgneuf, avec son meilleur ami Paul. Il connaît ses premiers émois amoureux, découvre le bonheur de la lecture et un douloureux secret de famille.

Nouveau jalon

De cette fascination ambiguë naît une atmosphère étrange, dérangeante par moments, où les frontières entre réalité et fantasme s’estompent. Tout comme celles de l’identité, d’ailleurs. Roman sur la gémellité, sur le double, sur une amitié absolue ou encore sur la fragilité et l’innocence, « Les Amants imparfaits » forment un tourbillon de sensations évoquées avec une justesse épatante.

Avec ce roman, Pierrette Fleutiaux place un nouveau jalon dans une œuvre qui compte déjà des livres essentiels comme « Nous sommes éternels », prix Fémina 1990, ou « Des phrases courtes, ma chérie » en 2001. Elle impressionne surtout par la précision de sa construction. Par sa façon de naviguer entre passé et présent, de mêler sensations d’hier et regard d’aujourd’hui sur ces souvenirs, sur ces illusions effacées, ces paradis perdus.

On ne ressent jamais pour autant un quelconque artifice. Pierrette Fleutiaux combine parfaitement la haute qualité littéraire et la limpidité, l’évidence. L’atmosphère envoûtante de ce roman doit également beaucoup à un autre équilibre étonnant, entre l’art de la suggestion, de la retenue et cette façon de fouiller très profondément dans les sentiments.

Phrases d’ailleurs

« Les Amants imparfaits », c’est une autre de ses qualités, combine en outre récit, émotion et réflexion sur l’écriture. Parce que Raphaël raconte par écrit cette histoire et qu’il s’interroge sur cet acte. Et parce que, dès les premières pages, il participe, un peu par hasard, à un colloque d’écrivains, au Mali. Ce qu’il y entend, ce qu’il y vit nourrit son travail. Au passage, Raphaël lâche quelques remarques pertinentes, à l’exemple de la définition qu’il donne d’une « phrase d’écrivain » : « C’est une phrase qui semble venir d’ailleurs, qui s’énonce toute seule dans ta tête, avec un rythme qui te surprends toi-même, et qui semble porter une expérience bien plus vaste que la tienne. » Avec ce genre de réflexion, le roman porte à son tour une expérience plus vaste que la sienne, celle du mystère de la littérature.

Éric Bulliard, Gruyère (Suisse) (15 sept 2005).