L’Humanité, 5 juin 2008, article de Anne-Marie Garat


LE TAUREAU PAR LES CORNES

Les dames d’autrefois, pour signaler un désir assouvi, portaient au décolleté un gros nœud de ruban, nommé 
le parfait contentement…
 Pierrette Fleutiaux vient de nouer le sien, un objet littéraire atypique, surprenant, urticant et très jubilatoire ; cette faveur-là est assez rare pour qu’on y regarde ! On ne dit plus guère avoir son content. Peut-être n’en avons-nous plus trop l’occasion, ou bien négligeons-nous de reconnaître au passage cette sensation, ce moment parfait d’équation entre une attente et sa réponse ? Jouissance mentale, érotique, intellectuelle et sentimentale, gratitude des sens et de l’esprit où s’accomplit le retour à soi.
Il s’agit d’une campagne électorale, il s’agit de politique au féminin, un sujet scabreux.

Attention, rien à voir avec le produit rapide exploitant le filon éditorial d’une candidate à la présidence
– une première en notre histoire. D’un élan, ce livre ouvre sa brèche, prend le sujet à revers, lui invente  un point de vue aussi inédit que celui de la tranchée par le poilu, dont le récit a changé la vision de la guerre. Un événement. Car, là où le masculin monopolise le discours, une voix au féminin est rare, et suspecte encore. Question sensible, qui fit s’esbaudir dans les états-majors et les chaumières, tant parole de femme reste éruptive au derme social.
Cet essai gratte où ça démange ; avec humour, avec mordant, resitue le politique et l’économique en la personne, son sexe, sa vie privée ; l’histoire collective en celle de l’individu.

Pierrette Fleutiaux raconte sur le mode intime comment elle a vécu ces quelques mois de débats publics,ce qu’ils ont alerté en elle de son histoire de femme, d’écrivain : elle prend le taureau par les cornes. Elle le fait valser à sa manière, au fouet, à la badine, mêlant sans hiérarchie le souvenir à la réminiscence, l’analyse historique à la rêverie, l’intuition à la pensée construite, le corps organique et son imaginaire à ceux de toute une société, ses institutions, ses lois, ses mentalités rances, ses préjugés. Cette cuisine épicée est roborative et joyeuse, caustique, tendre, généreuse. La table des matières tient du pot-pourri poétique, sauts de carpe et coq-à-l’âne : apanages du féminin ? Mais du biberon à la tête de Mme de Lamballe, de l’art de porter la jupe à Phèdre ou à une effigie de Napoléon, du frôleur de métro aux prix littéraires, aux viols de cinéma, aux pieds bandés des petites Chinoises, Pierrette Fleutiaux nous balade selon son humeur tandis que son texte va droit à sa visée, impertinent, affranchi, d’une implacable etficacité et souveraine maîtrise.

Par sa composition rhapsodique, détours et digressions, il divague en liberté mais jamais ne perd le fil, au contraire : sous les apparentes ruptures discursives, il démontre son extrême logique, en cela fait manifeste. Car donner droit au sensible, lui faire foi, relève d’une intelligence politique aussi haute que les raisons cartésiennes en trois parties. Car vouées aux opérations matérielles et domestiques, aux trivialités de la petite entreprise économique et au laboratoire sentimental qu’est une famille, les femmes ont peut-être gagné, de la cave
au grenier, du frigo au berceau, chacune en son âge, une aptitude très sophistiquée à éprouver le corps, et l’âme des réalités.

Pour les aborder et soumettre, quel courage il faut, contrôle et rigueur, gravité, générosité existentielles ! Mais, de fer et bronze, subtiles en gestions, diplomates du cœur et du porte-monnaie, expertes en acrobaties mentales et sentimentales, ayant sauté quotidiennement du four affectif au moulin économique, beaucoup de femmes réussissent à leurs risques, à leurs dépens, cet exploit physique, intellectuel et moral de la dépense royale.

Peu d’hommes s’y risquent : trop ingrat. Pourtant, cette épreuve radicale arme pour la vue d’ensemble sans perdre le détail, forge le sens des responsabilités et des équilibres, donne une connaissance de la nécessité immédiate et celle du temps long.

L’apparition d’une femme dans le débat présidentiel a eu cet effet alchimique d’en révéler la richesse, dont Pierrette Fleutiaux examine au scalpel la nature secrète. Ce faisant, elle subvertit une manière de penser et de sentir, la légitime en littérature et compose un magnifique autoportrait expérimental. Témoin d’un vécu de femme réinvesti au contemporain, le passé agit au présent, l’illumine d’intelligence nouvelle.

Anne-Marie Garat. L’Humanité (5 juin 2008).