La Belgique, 29 août 2001, Pierre Maury


PIERRETTE FLEUTIAUX : INVERSION DES RÔLES

Sept ans. Ou plutôt, deux fois sept ans : sept ans pour accompagner la sortie de la vie de ma mère. Et ce sont deux périodes d’une folle exigence, d’une douloureuse patience, dont la seconde fait l’objet du nouveau livre de Pierrette Fleutiaux, « Des phrases courtes, ma chérie ». Un récit vrai, simple et d’autant plus poignant, d’où la romancière n’est pas exclu d’une certaine pudeur, comme on le comprend dans les pages intitulées :  « mon amie m’a dit… »

Son amie Aurore lui avait dit, s’agissant de ces pages qui n’étaient pas encore destinées à devenir un livre :  « Il faut que tu mettes les noms… »  Pour toucher les gens, pour que le livre ait du succès. Pour une fois, peut-être qu’ Aurore n’a rien compris. Donc, pas de noms. La vérité pourtant.

Le père est mort, la mère a vieilli, bien d’abord, moins bien ensuite. C’est le cours des choses, que les enfants se refusent à voir en face, jusqu’au moment où se présente un mur d’incompréhension, quelle que soit la bonne volonté : « nous voulions des solutions, ma mère voulait la discussion, c’est-à-dire être avec nous. Pour nous, il s’agissait d’un problème, pour elle il s’agissait d’en parler. »

Et quelle solution au problème, sinon le meilleur endroit pour finir de vieillir ? C’est-à-dire mourir – un mot qu’on ne prononcera pas avant qu’il soit trop tard. Donc, une maison de retraite qui ne ressemble pas trop à un cul-de-sac de l’existence, où la mère peut encore être elle-même, dans une certaine mesure. Dans une certaine mesure seulement, et de plus en plus étroite la mesure, au fil de forces déclinant. Alors, la mère devient l’enfant de sa fille (de son fils aussi, dans un rapport différent puisqu’il est médecin et que son rôle est de rassurer scientifiquement.)

L’inversion des rôles pourrait se faire sans s’en rendre compte. Pas ici : parfois, la narratrice qui se confond avec l’auteur a le sentiment d’être un véritable bourreau pour sa mère. À quoi bon en effet la secouer pour bouger, pour aller acheter une nouvelle robe ou s’agit-il seulement de susciter un mot synonyme de vie  « normale» ? Et puis, pourquoi une robe alors que pas un instant la fille n’a pensé aux sous-vêtements ? Pourquoi encore un bijou en cadeau alors que jamais la mère n’a voulu de cadeau inutile ?

Il y a une barrière, légère et transparente, certes, puisque construite en cellophane, entre la mère et le monde. Une barrière susceptible d’étouffer toute vie, quand même, et ce n’est pas rien. De voir se resserer autour de la mère un contexte étouffant donne envie à la fille de bouger à tout prix, histoire de créer un appel d’air. Chaque détail compte : le coiffeur, le regard d’un enfant, une conversation avec la vendeuse. Moments de soulagements pendant lesquels il est si bon de croire que tout est resté immuable.

Pourtant, les doutes reviennent sans cesse. Et la vieillesse de la mère renvoie à la fille, comme dans un miroir, son âge qui n’est plus celui d’une jeune fille – sauf précisemment, dans les yeux de la mère

Témoignage sensible, bien sûr, Des phrases courtes, ma chérie est en même temps tout autre chose. L’œuvre d’un écrivain pour qui tout est matière à faire des phrases. Et qui revient sur ces débuts, sous l’oeil de la mère. Dans la famille, les femmes ont le don du mot et de la phrase, dit-elle. Dans les rédactions, il fallait faire des phrases courtes et avoir une belle écriture. Plus tard, les premiers livres seront reçus avec désespoir. Écrire, certes, mais l’imagination au service d’un certain exhibitionnisme, voilà qui est dangereux. Malgré tout, un billet, un chèque, à chaque fois, comme une bonne écolière, en guise d’encouragement…

Alors, l’écriture continue, cette fois comme un hommage à un lien indissoluble, qui perdure au delà de la mort. Cette mort dont la fille ne voulait pas entendre parler tandis que la mère, elle, avait le soucis de régler ses affaires terrestres avant d’en finir une fois pour toute avec elles.

La mère de Pierrette Fleutiaux deviendra celle de tous les lecteurs du récit qu’elle vient de publier. Dans la même douleur, avec la même compassion.

Pierre Maury, La Belgique (29 août 2001).