JDD, 12 mars 2010 – article de Bernard Pivot


ANNE PHILIPPE FEMME ACCOMPLIE

 Vous étiez la première femme parfaitement accomplie que j’ai rencontrée. » Qu’il est beau, Bernard_Pivotcet adjectif, « accomplie », qui résume et qualifie la personnalité d’une femme exceptionnelle ( peut-être l’adverbe « parfaitement » est-il de trop ? ).

Elle s’appelait Anne Philipe. Oui, celle qui portait le nom du magnifique acteur de théâtre et de cinéma, Gérard Philipe, qu’elle épousa en 1951 et qui mourut huit ans après, à l’âge de 37 ans. Mais Anne Philipe ne fut pas seulement la femme puis la veuve d’une gloire de l’époque. Ethnologue, cinéaste, elle fut première femme à traverser le désert du Sinkiang. Elle en a rapporté et publié des récits. Puis, quatre ans après la mort de Gérard, « Le Temps d’un soupir », livre dans lequel elle relatait avec une bouleversante pudeur leurs terribles et derniers bonheurs, remporta un succès considérable.

Un écrivain était né. On ne disait pas encore une écrivaine. Elle publia ensuite une demi-douzaine de romans et récits que j’ai lus – pour l’avoir invitée à Apostrophes – et dont je me rappelle la grâce à la fois ensoleillée et mélancolique, l’écriture économe, subtile. On sentait bien qu’elle y mettait beaucoup d’elle-même et de ses proches, mais elle possédait l’art du décalage, de la mutation littéraire. « Le Rendez-vous de la colline »« Ici, là-bas, ailleurs »« Un été près de la mer… » Ses livres ne méritaient pas l’oubli dans lequel ils sont tombés.
Pardon pour ces présentations un peu longues. Mais il fallait bien prouver que professionnellement Anne Philipe était une femme « accomplie. » Le mot est de Pierrette Fleutiaux. À la première page de son livre « Bonjour, Anne. » Elle s’adresse à Anne Philipe et lui rappelle ou lui révèle le rôle essentiel qu’elle a joué, il y a trente-cinq ans, dans sa vie d’écrivaine et de femme.

Un jour de 1974, à New York, Pierrette Fleutiaux a reçu une lettre des éditions Julliard, où elle avait déposé un manuscrit. Juste quelques mots, mais inoubliables: « J’aime, je ferai tout pour le faire prendre. » Signé : Anne Philipe. Ses talents décidément multiples en avaient fait aussi une éditrice. Elle s’est si bien battue que le roman est sorti l’année suivante (« Histoire de la chauve-souris, » 1975). La carrière littéraire de Pierrette Fleutiaux était lancée.

De 1974 à 1990, année de la disparition d’Anne Philipe, Pierrette Fleutiaux a été de ses amies. Non, pas des copines ni des complices. Ce n’était pas le genre. Vingt-quatre ans les séparaient. Elles ne se tutoyaient pas. « Bonjour, Anne » est beaucoup plus qu’un affectueux témoignage de reconnaissance. C’est une recherche passionnée de leurs affinités, de tous les liens visibles et secrets qui unissent deux êtres par la parole, le geste, l’écriture et la pensée. Livre très original, fascinant d’intelligence et de sensibilité, sorte d’autobiographie de l’auteur à travers la vagabonde biographie de son modèle. Pierrette Fleutiaux se demande pourquoi et comment Anne Philipe a exercé sur elle une influence aussi déterminante. Et de quoi était donc faite une amitié qui avait dépassé le cadre habituel des relations d’un éditeur avec son auteur.

Nous voici justement dans son bureau. Puis, chez elle, rue de Tournon, à Paris. Ensuite, à Ramatuelle, dans la « célèbre maison » de Gérard Philipe, où Pierrette Fleutiaux arrive pour la première fois, accompagnée de son amant, de quatorze ans plus jeune qu’elle, à peine plus âgé que les enfants d’Anne, Olivier et la belle Anne-Marie. Calme et silence. Récit des baignades, certains invités nus, d’autres pas. On est libre, on est heureux. Et voici que Pierrette Fleutiaux clôt ces pages lumineuses, d’une discrète sensualité, par cette phrase: « L’harmonie est en elle, tranquille, ferme. »

Elle veut en apprendre davantage. Elle ira consulter les archives de ses éditeurs, le fonds Anne Philipe à la Bibliothèque de la rue de Richelieu, elle enquêtera, elle questionnera. Elle apprendra mille choses qu’elle ignorait. Et pourra compléter son portrait de« femme accomplie ». Sa gravité qui en imposait, son quant-à-soi, la difficulté à la cerner, son charme, son autorité morale, « son attention aux choses douces, son art d’y trouver bonheur et beauté, et de leur donner du temps ». Et ceci encore: « Elle est la première qui m’ait donné envie d’être plus vieille. » Pierrette Fleutiaux a bien vieilli. En atteste ce livre beau et généreux.

Bernard Pivot, JDD (12 mars 2010).