Le Quienne au sentier

 

C’était en 1855. Une nuit, dans un sentier de la Creuse,
surgit une silhouette oubliée.
Un soldat de Crimée s’en revenait
au pays.

C’est en Creuse, commune de Savennes, canton de Guéret.

Les femmes portent des jupes noires, des tabliers noirs à fleurs discrètes, leurs cheveux sont tirés à l’arrière en un petit chignon bien serré.

Ce sont les grands-mères.

Il y a beaucoup de grands-mères et elles savent faire beaucoup de choses. Par exemple, elles savent comment s’asseoir sur un tabouret à trois pattes et retenir la queue des vaches pendant la traite, elles savent comment baratter le lait pour en obtenir de grosses boules jaunes, elles savent tirer l’eau du puits sans tomber dedans. Elles savent aussi comment appeler les troupeaux à la barrière du champ, et les ramener en bon ordre, en marchant derrière, lentement.

Et pendant qu’elles font toutes ces choses, elles parlent. Autour de leurs jupes une petite fille écoute.

De génération en génération, il y a toujours une petite fille qui écoute. Rien ne saurait contenir ce flot d’histoires, même lorsqu’il s’amenuise, même lorsqu’il fait des détours.

Un jour au village, il n’y a plus eu de grands-mères. La dernière petite fille est partie à la ville. Les voitures, les avions, le téléphone, à la manière des mites, ont mangé la longue trame d’histoires.

Restent quelques bribes.

« Sept ans, un mauvais numéro, le sentier, la chemise », et puis cette phrase : « On le croyait mort, tu comprends, on le croyait mort. »

Ces mots, cette phrase sont dans ma tête. Je vois quelque chose de noir, de maléfique, c’est la guerre, puis je vois quelque chose de blanc, c’est un mariage, mais il y a une douleur là, une douleur de sept ans. Dans le sentier, une nuit, cette chose noire et cette chose blanche se rejoignent, et puis la mort…

- Ah ! dit ma mère au téléphone, je crois que tu mélanges deux ancêtres.

- Mais les sept ans, le mariage…

- Oui, il y a cela, mais ce n’est pas la même histoire.

Ma mère écrit au cousin, là-bas dans la commune de Sainte-Feyre, proche de celle de Savennes. Le cousin cherche, va à la mairie. Ma mère aussitôt fait le relais. Je reçois un paquet. Dans le paquet, des photocopies. Je prends la plus facile à lire, celle qui porte des caractères d’imprimerie. Il y a deux colonnes, l’une sous la rubrique « Délits », l’autre sous la rubrique « Peines ».

Infidélité dans le poids des rations : fers, deux ans.

Maraude d’une troupe armée : fers, huit ans.

Voies de fait envers le chef : mort

Et ainsi de suite…

- Regarde d’abord la plus grande feuille, me dit ma mère.

C’est un parchemin endommagé. En haut, à gauche : Armée d’Orient. Au milieu, les mots : Empire français. En dessous : 50ème régiment d’infanterie de ligne. Puis la phrase :

Le Sieur C. Etienne, voltigeur, de la classe de 1847, est renvoyé dans ses foyers à Savennes, département de la Creuse, canton de Guéret, après avoir été retenu à l’Armée d’Orient jusqu’à la prise de Sébastopol.

Date : 1855, et en quatre endroits, le tampon impérial.

Le parchemin vaut pour libération du service et certificat de bonne conduite. Les autres photocopies sont celles du livret militaire.

Et ma mère, qui fut petite fille dans les sentiers et les champs de la Creuse, soudain s’émeut :

« C’était le Quienne, toutes mes grands-mères en parlaient, ah tu ne peux pas savoir… »

Né en 1827, de la classe 47, Etienne C., dit le Quienne dans son village, avait tiré le numéro 436. Mauvais numéro. Pas de parents, pas d’argent pour payer le remplacement. Le 4 juillet 1948, il était incorporé dans l’armée d’Afrique.

Le voilà donc qui quitte le village de Savennes pour s’en aller jusqu’aux confins du désert algérien puis au bord de la mer Noire en Crimée faire les guerres de Napoléon le neveu. Il a vingt et un ans.

Bientôt, Quienne, personne ne l’attend plus. Sept ans se sont écoulés, il n’y a pas eu de nouvelles. « Il ne savait ni lire ni écrire, tu comprends, » dit ma mère. De ces sept années n’est restée qu’une anecdote : « Il parlait du détroit de Messine… » De fait, sur le livret militaire, une dernière ligne, de la même écriture officielle, presque indéchiffrable, clôt la liste des lieux : « Chose remarquable dans la mer Méditerranée, un volcan… » Ce volcan aperçu (lequel ?) l’a-t-il plus frappé que l’Afrique et la Crimée ? N’a-t-il rien raconté d’autre, ou bien les grands-mères n’en ont-elles rien gardé ?

On ne le saura pas. L’étranger restera étranger. Toute cette longue période de sept ans ne sera couverte que par la phrase lancinante « on le croyait mort, on le croyait mort ».

Mais lorsque le Quienne arrive en terre française, l’histoire se regonfle, des scènes entières surnagent.

1855, la cour des Invalides à Paris. Napoléon III s’adresse à ses hommes, les survivants de la bataille de Sébastopol. Ce discours-là a franchi les années, les grands-mères l’ont fidèlement gardé.

« Que ceux qui veulent entrer dans ma garde impériale avancent, » dit l’Empereur.

Ils n’étaient pas nombreux, les survivants, la Crimée en avait fauché plus de 100 000. Ils sont là, le visage creusé, amaigris dans leurs uniformes rafistolés, ils pensent aux pensions dues aux vieux soldats, à l’honneur de servir encore. Peut-être aiment-ils celui qui les a envoyés au grand carnage et les en a ramenés. Ils avancent presque tous.

Le paysan de la Creuse, lui, pense à son village. Les foins sont rentrés, les moissons faites, ce sera bientôt le temps des châtaignes. Je l’imagine parmi les autres, pas très grand, trapu, comme les gens de son pays (l’armée l’avait mis dans les voltigeurs, « soldats de petite taille, formant une compagnie d’élite, placée à la gauche d’un bataillon »). Il regarde par en dessous, à sa droite, à sa gauche, ceux qui avancent… Il ne bouge pas.

Et maintenant, attention ! La ligne Paris-Toulouse a vu son premier train en 1864. La ligne vers Guéret n’est mise en service qu’en 1866. Or nous sommes en l’an 1855. Pas de train.

Le Quienne s’en va sur ses deux jambes. Paris-Savennes, ce n’était rien pour lui. Il avait fait à pied l’Algérie et la Crimée. La vie d’un soldat d’infanterie de l’époque : marcher. Dans les intervalles, quelques batailles. Il avait marché pendant sept ans, il pouvait bien marcher encore un peu.

Donc il chemine, couchant dans les « barges », c’est-à-dire les granges, comme cela se faisait. Et voici qu’il arrive au sentier (la route ne sera faite que bien plus tard). C’est la nuit, mais malgré l’obscurité et le long exil, il reconnaît le sentier, il reconnaît les odeurs. Odeurs des troupeaux, des champignons, de la terre humide. Il pénètre entre les deux haies sombres de ronciers et de noisetiers, il avance.

Quelqu’un arrive en sens inverse, un gars.

Or ce gars est plein de bonheur, plein de la fête d’où il vient, la fête de la Chemise, qui a duré tout un jour et presque toute une nuit, dans une certaine maison là-bas au village. De ces événements, le Quienne bien sûr ne sait rien encore.

Les deux s’arrêtent. Le sentier est noir, les nuages courent sur la lune, ils se voient mal.

« Où t’en vas-tu, l’homme, à pareille heure ? Tu vas te perdre.

- Mon gars, je connais ce sentier mieux que toi, répond le soldat.

- Qui donc es-tu ? dit le gars. »

Rendue à ce point, la voix de ma mère tremble. « Je te le dis en français, mais c’était en patois, tu comprends, en patois moitié occitan. Je l’ai entendue raconter cent fois, cette rencontre, et ce n’était jamais les mêmes mots. »

Les grands-mères n’ont pas retenu les aventures d’Afrique et de Crimée, mais la rencontre du sentier, elle, est inépuisable, elle est plus importante qu’un traité de rois ou d’empereurs, elle a ses variantes comme dans les chansons de geste, et le sentier de Savennes, ce banal sentier de la Creuse, il est plus fort que le camp du Drap d’or.

La chemise par là-dessus flotte aussi merveilleusement qu’un drapeau.

La chemise ?

«  Bien sûr, tu ne connais pas cela, soupire ma mère, attends, tu vas comprendre. »

« J’arrive des armées, dit le soldat, je suis Quienne, le fils des défunts Marie et Pierre.

- Ah mou Quienne, s’écrie le gars, e me maridé avec ta sô, te va être mou bio fraï ! »

Et les deux tombent dans les bras l’un de l’autre.

C’est que le gars, le paysan resté au pays, revenait de la maison même vers laquelle se rendait le soldat depuis sept ans parti. Il y avait reçu la fameuse chemise, le cadeau de la promise à son promis. Le promis, c’était lui, et la promise, c’était la sœur du soldat.

- Ah mon Quienne, je vais me marier avec ta sœur, tu vas être mon beau-frère !

Dans le sentier qui blanchissait, celui qu’on croyait mort et celui qui allait se marier sont repartis, bras dessus bras dessous, ensemble vers le village, « et il y a eu la fête encore toute une journée, » dit ma mère.

Elle ajoute après un instant : « Pas la fête comme tu l’imagines. On était pauvre, très pauvre, dans les campagnes ! »

Elle doit voir quelque chose sur mon visage, car elle ajoute encore : « Mais on ne le savait pas, et il y avait de la place pour le bonheur. »

 

20 Juillet 1992, pour Le Figaro (dans le cadre d’une série : Voyage en douce France)