Le Monde des livres, 23 nov 1984, Bertrand Poirot-Delpech


IL ÉTAIT UNE FOIS UN MAÎTRE DU FANTASTIQUE …

Nous, Français, il nous manque une case ; ou plutôt nous en avons une de trop : la cartésienne. À cause d’elle, nous sommes malhabiles à suggérer et saisir les dimensions déraisonnables de l’univers, les machineries folles qui grouillent sous le réel et la grammaire. Il n’y a de fantastique dans notre littérature qu’importé ; de l’anglo-saxon, via Poe et Carroll, ou du germanique, via Hoffmann et Kafka. Nos maîtres récents du genre y sont venus par imprégnation, et sans l’apprivoiser tout à fait : Caillois, Brion, par exemple.

Pierrette Fleutiaux est un produit de l’anglais, qu’elle enseigne ; mais non de l’Université, dont elle est agrégée. Contrairement à nombre de ses pairs, elle vomit la théorie, au sens où, dans les contes, on crache les serpents. On l’a vu dès son premier livre,« Histoire de la Chauve-Souris » (Julliard, 1975) ; les métaphores de l’angoisse prenaient en compte le freudisme sans s’y tenir strictement. De même, « Histoire du Tableau » (Julliard, 1977) intégrait ce qu’on a dit de la peinture abstraite ou de l’infini des physiciens sans s’y cantonner. Tel est le propre de la littérature fantastique : au-delà des explications connues, retrouver la naïveté du chercheur sans but, du chasseur de hasards.

Les contes de l’enfance offrent à ces aventures un terrain sans limites. C’est même, à soi seul, un mystère. Qu’est-ce qui fait que les histoires de Grimm ou de Perrault nous accompagnent la vie durant ? L’âge tendre où elles nous sont révélées ne suffit pas à expliquer cette persistance. Il faut croire que personnages et actions s’enracinent au tréfonds de l’inconscient individuel et collectif. D’où le désir, présent dès la première lecture et jamais éteint de récrire le récit à sa convenance.

C’est à cette envie de retoucher une matière magique parce que inépuisable que cède Pierrette Fleutiaux, avec « Métamorphoses de la Reine. » Comme l’indique le titre, l’auteur s’attache à détailler les figures de « l’âme féminine »  que ses prédécesseurs mâles avaient tendance à laisser, non sans gros lapsus, dans le vague, l’attente, la ténèbre.

Prenez la femme de l’Ogre. Elle n’occupe que quelques lignes du Petit Poucet. Or elle tient une place essentielle, puisqu’elle sert de charnière unique entre la cruauté des siens, qu’elle comprend sans la partager de naissance, et l’innocence venue d’ailleurs. Comment  « vit-elle » , dirait-on aujourd’hui, cette contradiction pour le moins inconfortable ?

Pierrette Fleutiaux a l’idée excitante pour l’esprit et irrésistiblement drôle – les deux vont ensemble chez elle, autre rareté – d’imaginer une épouse de l’ogre… végétarienne : à la fois attendrie et révulsée par ses sept petites ogresses broyeuses de gibier vivant, aux quenottes sanguinolentes. La pauvre s’isole pour régurgiter les menus carnés de la famille, elle se mitonne en cachette des décoctions de légumes.

Le fossé entre l’instinct de ses filles et le sien apparaît avec une cocasserie vertigineuse lorsqu’elle leur raconte Le Chaperon rouge, et que les gamines exigent une héroïne plus friande de chair fraîche que le loup même. Je vous laisse découvrir, comme on dit, l’ingéniosité avec laquelle l’auteur boucle sa version des  « faits » : pourquoi le petit Poucet préfère les crocs d’ogre à ceux des fauves, et comment il se tirera de ce mauvais pas, les bottes de la volupté aidant…

Autre trouvaille : l’inversion des sexes dans Cendrillon. La souillon bafouée par ses sœurs devient un garçon, Cendron. La fée le change en cow-boy à Cadillac. C’est un talkie-walkie qui rappelle l’heure fatidique de minuit et servira de chausson de vair (ou de verre, selon Perrault). Même intervention avec Blanche-Neige, où les sept nains sont remplacés par des géantes.

À mesure qu’on avance dans le recueil, les contes originaux se mêlent davantage. Les personnages se croisent de l’un à l’autre. Les diverses incarnations de la reine, comme annoncé, tiennent la vedette ; à commencer par celle qui, dans Blanche-Neige, devient sorcière bien injustement, et qui, ici, conserve sa beauté.

Qu’il s’agisse de La Reine au bois dormant, ou du Palais de la Reine, la souveraine de la tradition ne se contente plus de régner sur des intendants livides et des ministres gras. A quoi bon un pouvoir d’où sont exclus le corps et l’esprit ? Par terre, à même sa jupe, elle mêle ses jambes à celles d’un étudiant, d’un chasseur. Le plaisir, qui n’avait cours jusque-là, que sous le masque du sommeil ou de baisers sauveurs, commence à voleter, comme une plume, sous les voûtes des palais noirâtres et humides…

J’ai dit que Pierrette Fleutiaux se moquait des théories et des théoriciens. Dans un des textes, certaines  « notules » , d’une ironie cinglante, ruinent la prétention des gloseurs à fixer une fois pour toutes les legs du passé. L’auteur est bien décidé à conserver aux sens tout le jeu désirable, dans les acceptions mécanique et ludique du mot.

Elle prêche d’exemple. On referme « Métamorphoses de la Reine » sans idée supplémentaires sur l’inconscient, la libido ou la féminité  « chez Perrault » comme disent les thésards, mais avec un lot cru d’images violentes, de pressentiments troubles. Le souterrain à quoi ressemble notre mémoire des contes enfantins s’enrichit de galeries nouvelles. Telle pierre parle par monosyllabes acquiesçantes à la façon des psychanalystes, telle reine mêle les magazines aux oracles des fées : mais l’anachronisme n’est qu’un clin d’œil parmi d’autres. L’auteur a mieux à faire qu’à moderniser l’héritage. Loin d’éclaircir les symboles de Perrault, elle en ajoute de nouveaux. Certaines brumes se dissipent pour mieux s’épaissir plus loin.

Ce travail sur les plus lourds mystères de la vie individuelle et collective n’est possible qu’avec une écriture alliant la netteté à l’imprécision, la détermination narrative au vague poétique.

Pierrette Fleutiaux réunit ces deux qualités rarement conjointes. Son secret, qu’on ne saurait cerner sans tomber dans la sottise explicative dont elle se moque, tient peut-être à l’effacement des frontières entre le corps et l’espace, entre la pensée et la matière. La fraîcheur d’une douche change la peau, pour de bon, en maçonnerie de puits. Les palais font mieux que symboliser l’enveloppe charnelle de la reine : ils se tendent de muqueuses, de viscères nacrés. Certains propos se font caillou ou bois, certains objets se font actes. Les regards tissent des voiles sinueux autour des femmes. Hier crapauds ou perles, les paroles se changent ici en lassos, lames, piques, ronces. Les secrets, selon leur densité et leur usage, varient entre le fil, la soierie souillée, la bulle, une grande éponge souple.

Le silence lui-même a son équivalent : ce vers quoi tend le bruissement d’une rame à la surface d’un étang embrumé. La pensée ? On la croit pierre, ferraille, arme, rêve de conquête par-delà l’encre noire de l’horizon ; et ce n’est peut-être que la plume à l’oreille d’une danseuse, voletante, fuyant à l’approche de notre souffle…

À force d’intelligence joueuse, de violence sensuelle et de confusion suggestive entre les mots et les choses, Pierrette Fleutiaux mérite qu’on dise désormais d’elle : il était une fois un maître du fantastique.

Bertrand Poirot-Delpech, Le Monde des livres ( 23 nov 1984 ).