Blog de Dominique Godfard sur Bibliobs – mars 2010

 

LA BELLE PERSONNE !

Aurait pu écrire Pierrette Fleutiaux d’Anne Philipe qui fut son éditrice et amie proche, et à qui elle consacre un ouvrage intitulé Bonjour, Anne, véritable hymne à l’amitié. 

dominique_godfardJusqu’à présent, peu d’auteurs se sont penchés sur le sujet comme si l’amitié perdait toute noblesse ou grandeur dans l’univers féminin par essence réducteur ou, tout du moins, « inabouti » dans la mesure où un homme ne rode pas dans les parages : par définition, des femmes entre elles sont des « femmes seules » !

Réflexion banale mais nécessaire pour dire la détermination d’une femme écrivain qui vient réparer la lacune et l’affirme au travers du sous titre « Chronique d’une amitié », ô combien peu vendeur par les temps qui courent, d’autant que les premières lignes de la quatrième de couverture viennent confirmer son audace : une femme, deux femmes… Mais qu’on se rassure, l’histoire de cette amitié, comporte bien des figures masculines parmi lesquelles celle d’un acteur célébrissime.

À leur rencontre, Anne Philipe a 57 ans, Pierrette Fleutiaux, 33 ans. Cette différence d’âge importante (l’une pourrait être la mère de l’autre) mérite qu’on s’y arrête. D’abord, elle inspire à l’auteur du livre une belle trouvaille : à la manière de Gérard Philipe qui dote la femme qu’il vient d’épouser du prénom d’Anne – au lieu de celui de Nicole –, Pierrette va chercher dans les prénoms inscrits sur son acte de naissance et choisit « Marguerite » pour désigner la jeune femme qu’elle fut, qu’elle « ne reconnait presque plus » et qu’elle examine alors de l’extérieur, sans bienveillance particulière. Ainsi, l’ouvrage porte sur deux personnes disparues, vues par une sexagénaire aussi lucide qu’impartiale puisque d’un bout à l’autre de sa chronique, elle a pris le parti d’une sincérité absolue.

Ensuite, la différence d’âge constitue le terreau idéal d’une amitié réussie car elle interdit la familiarité (le vouvoiement reste de mise)  et ses éventuels dérapages comme tout risque de rivalité. Chacune occupe une place bien définie, pour Anne, le piédestal d’une femme qui vit « dans une aura de succès, d’engagement intellectuel et politique, d’amour et de tragédie », pour Marguerite, celle d’une jeune femme écrivain au talent prometteur à qui la première écrit : « J’aime [votre manuscrit], je ferai tout pour le faire prendre. » Dans sa correspondance avec Georges Perros, Anne Philipe confirme combien elle apprécie le travail de Marguerite, « Je m’occupe d’elle depuis son premier livre (…) » dit-elle, un brin maternelle (ou pygmalionesque ?) ; elle espère le Médicis pour sa protégée qui aura le Femina plus tard et, par un de ces hasards cruels et irrémédiables, l’année de sa mort (Nous sommes éternels 1990). Admiration partagée, estime réciproque, et voici planté le décor qui va nourrir cette belle amitié avec pour dénominateur commun, la littérature : « La littérature était au cœur de notre relation, une sorte d’aimant baladeur qui orientait tout ce qui se passait entre nous. »

Aujourd’hui Pierrette Fleutiaux éprouve le besoin de retrouver Anne Philipe et c’est à pas feutrés qu’elle va vers elle, doutant parfois d’une date, d’une parole ou d’un lieu, mais résolue à mener l’enquête s’il le faut, pour mieux se rapprocher de celle qui finalement n’a jamais cessé de l’habiter. C’est une affaire personnelle : « À moi seule de vous chercher, avec les outils que je peux trouver dans ma tête, dans mon bureau, entourée de vos livres. »
C’est ainsi que les ouvrages d’Anne Philipe (récit de voyages, entretiens, romans) sont passés au peigne fin d’une nouvelle lecture : « Il m’a donc fallu toutes ces années pour vous lire vraiment, pour être touchée si fort (…) », que certaines critiques sont réfutées (sur l’expression ‘littérature cachemire’ attribuée aux livres d’Anne Philipe), des archives compulsées et des personnes qui l’ont connue, rencontrées.

Parallèlement, un constat sur les points communs de leurs parcours respectifs s’opère tout naturellement comme un rapprochement supplémentaire entre elles deux : la même gravité, leur air « (…) de jeune fille qui n’ose entrer dans la pièce » (Claude Roy), des villes qui les impressionnent (pour l’une, c’est Paris et New York pour l’autre), les voyages en Chine, etc.  Et puis, la Camille de Les Amants imparfaits ne ressemble-t-elle pas à Anne-Marie, la fille d’Anne et de Gérard Philipe ? Et puis les souvenirs de Ramatuelle où c’est beaucoup plus que des baignades ou un aimable farniente : « Ramatuelle, ce n’était pas seulement l’été, le soleil, les vacances. C’étaient aussi nos lectures, et parfois des gouffres sombres qui s’ouvraient, et la voix calme d’Anne, et la pensée qui jamais ne désertait la maison, la tonnelle, la table de pierre, les rochers d’où nous allions nous baigner ou contempler la mer. » Et puis, et puis…

À la différence de l’amour, les histoires d’amitié ne finissent pas mal en général. Mais l’écriture chronophage, une rupture amoureuse, l’espace qui se dilate et d’autres intérêts – voire d’autres séductions –  peuvent créer l’éloignement physique… Pour quelque temps, pour une vingtaine d’années peut-être, n’en demeurent pas moins les enseignements : « Vous avez changé ma perception de la vie, grâce à vous des horizons que je croyais fermés se sont ouverts, vous m’avez fait un don prodigieux. »

Cet ouvrage foisonnant en raison du contexte de l’époque souvent revisité avec les souvenirs qui s’y associent, est dominé par la littérature vue sous l’angle du travail même de l’écrivain (de la page blanche… à l’émission de télé) et de sa production sur laquelle Pierrette Fleutiaux lance un coup œil quelque peu désenchanté. En effet, l’article du Monde sur le premier roman de Marguerite (1975) ne produit qu’un « vide effaré en elle », quant à ce qu’il faut bien appeler « la postérité », ne rigolons pas puisqu’Anne Philipe est passé dans l’oubli malgré des millions de lecteurs !

Et d’émettre un souhait :

Je voudrais que ses éditeurs, comme je le fais aujourd’hui, fassent revenir à la surface ces petits joyaux d’écriture et de sensibilité, et que de nouveaux lecteurs puissent y avoir accès. »

Car maintenant, c’est Pierrette qui « s’occupe d’Anne… »  Et tellement bien !


 

Dominique Godfard, Bibliobs (semaine du début mars 2010-03-07).