L’Événement du Jeudi, 1 nov 1990, Jérome Garcin.


LA TAPISSERIE DE LA REINE FLEUTIAUX.

Pierrette Fleutiaux n’a jamais été un écrivain accommodant. Il est vrai qu’on ne peut pas être à la fois visionnaire et débonnaire. Cela fait quinze ans, maintenant, que cette femme au physique léonin et à la prose sauvage refuse d’assujettir son inspiration aux habituels poncifs sentimentaux, aux anecdotes de la vie quotidienne, aux conventions esthétiques de son époque. A celle qui fut saluée, à ses débuts, par Julio Cortàzar, on a prêté, faute de saisir son identité, d’augustes paternités, de Poe à Kafka. En vain, car elle était déjà ailleurs, pervertissant les contes de Perrault, avec une gourmandise salace. Rebelle au réalisme, chasseuse d’absolu, cette romancière factieuse braconne, solitaire et fauve, sur des terres lointaines où des chauves souris s’emmêlent dans la chevelure de jeunes filles rêveuses, où des hommes de fer se substituent aux êtres de chair, où les couleurs des tableaux ont des vertus cathartiques, où la femme de l’ogre est végétarienne et Cendrillon un cow boy en Cadillac. Ce sont des livres où l’on marche vite, pour fuir les villes, les familles, les évidences. et retrouver les espaces infinis des rêves d’enfance.

II n’est peut être pas inutile de préciser que Pierrette Fleutiaux est née en 1941 au cœur du très vieux Massif central, à Guéret où, la nuit, la légende veut que les loups viennent lécher le pied des remparts et où, le jour, la jeune fille farouche se promenait à cheval dans les landes violettes de bruyères. Pour échapper à Guéret, au  » Chaminadour  » de Jouhandeau à
Pierrette Fleutiaux n’est pas accommodante, donc. La passion, selon elle, il ne peut-être que despotique, l’émotion prométhéenne. L’amour ne vaut que s’il est élevé à la hauteur d’un mythe. En d’autres temps, l’auteur de la Forteresse eût écru des tragédies. Elle en prolonge aujourd’hui les règles et les ambitions dans un roman de 820 pages où elle exalte la destinée superbe et dramatique de deux enfants amants, Estelle et Dan, qui se demandent comment  » aiment les êtres qui ne sont pas frère et soeur « .

Autour de ce jeune couple apparemment incestueux il sera trop tard quand la vérité éclatera , l’écrivain a disposé avec une science de démiurge tous les membres de la famille Helleur : le père, Andrew, un avocat silencieux et douloureux, la mère, Nicole, une blonde à la peau douce comme un pétale de rose qui danse le Boléro de Ravel dans un garage tendu de toile bleu ciel, et surtout Tirésia, tout de noir vêtue, personnage tutélaire et emblématique qui règne, aveugle, sur cette étrange maison de la province française.  » Mon frère et moi, dit Estelle, avons vécu selon notre vérité, et notre père selon sa justice, et Tirésia selon sa vision, et notre mère Nicole, la plus frêle d’entre nous, selon ses rêves. «  D’où viennent, alors, toutes ces blessures mal cicatrisées, ces cauchemars récurrents, ces silences de mort, ces mystères encagés ? De quel carnage, de quelle guerre, sont issus ces adultes oublieux sous l’aile desquels grandit et s’épanouit l’idylle d’Estelle et de Dan ?

Le roman se déroule comme une très longue tapisserie dont Pierrette Fleutiaux serait la reine Mathilde, découvrant tous les replis de la maison Helleur, révélant ses secrets sur le tard, ses vérités et ses mensonges. Quand tous auront disparu, seule demeurera Estelle, Antigone au coeur mort  » servant les morts «  dans un couvent du Vercors, narratrice de cette geste magnifique, jeune veuve d’un garçon de 23 ans qui était  » venu au monde pour dire mon nom afin que je ne sois plus seule «  et dont elle a volé le cercueil au cimetière pour le déposer dans la grotte aux murs peints de leur enfance où ils se proclamaient «  éternels  » …

Guéret, Paris, New York: ce roman shakespearien refait le pèlerinage des vies de Pierrette Fleutiaux, réveille des amours ensevelies sous un temps arrêté, obéit aux lois obscures de la mémoire jusqu’à la naissance de la romancière, en pleine occupation allemande où la province cache encore ses peurs et ses secrets, dans des greniers mités, sous des pots de confiture moisis, au fond de puits inexplorés. Et quand tombe le soir, il y a dans les cuisines de la Creuse une odeur de refroidi,  » cette odeur des choses reprenant leur empire après l’éphémère remue ménage des humains. »

De Mlle Rachel, glorieuse tragédienne qui incarna la Phèdre de Racine et la Chimène de Corneille, Musset disait, en se pâmant:  » Elle ne déclame point, elle parle. Elle n’emploie, pour toucher le spectateur, ni ces gestes de convention ni ces cris furieux dont on abuse partout aujourd’hui. «  Mlle Fleutiaux est la Rachel du roman français contemporain.

Jérome Garcin.