Le Figaro, 3 juin 99, Patrick Grainville


LE NOMBRIL DE LA TERRE

C’est un pays à  « moitié fantastique, une terre de rêve » . Pierre Loti décrit ainsi l’île de Pâques. Et c’est sous l’emprise de cette phrase qu’Angèle Lapérierre, coutumière des récits de voyages, décide d’aller au bout du monde. Il faudra une bonne centaine de pages pour qu’Angèle accumule les témoignages fascinants de La Pérouse, de Cook et de Heyerdahl qui nourrissent sa quête et pour qu’elle constitue son équipe:  « la »  professeur Delépine, austère, verrouillée, qui a corrigé dans sa vie 59 600 copies ! Monica Martinière, naturaliste, beaucoup plus débridée, exhibitionniste, iconoclaste et capricante, friande d’éphèbes en forme. Banks, le régisseur, timide, perpétuellement amoureux, muni de son Guide du Routard et d’un appareil photo. Un quatuor disparate dont la mission semble aussi floue que fervente. Ne s’agit il pas de rejoindre le nombril du monde et d’en révéler l’énigme même.

Or, « l’expédition », dès qu’elle débarque sur l’île, subit une foule de contretemps et de mécomptes comiques. Panne de l’appareil photographique, avarie de l’indispensable ordinateur. Les balises disparaissent les unes après les autres et voici nos héros ramenés au pur dénuement de l’âme. Qu’on n’attende pas de nouvelles découvertes géographiques. La Nasa a installé dans l’île la plus grande piste d’atterrissage du monde pour sa navette en cas de pépin. Des touristes, une équipe de cinéma, un avion régulier fréquentent les lieux. Non, c’est d’une aventure plus intérieure qu’il s’agit dans un décor prodigieux dont on ne saurait apprivoiser les colosses, les cratères et les dévorantes entailles.  « Nos tentatives tournaient court, des forces invisibles nous déroutaient, des blocs de présence plus forts que les nôtres nous arrêtaient. »  L’île étroite, triangulaire, trouée d’abîmes, entourée de l’immensité marine subjugue par son magnétisme noir. Pierrette Fleutiaux nous dit qu’elle relève davantage du mystère de l’univers que de notre seule planète, tant elle semble une jetée de vertige lancée dans l’infini de l’océan et du ciel.

Bientôt, les voyageurs plongent dans différents délires révélateurs, assortis d’aveux fondamentaux. Banks s’affole dans ses fascinations sentimentales.  « La »  professeur Delépine est soudain ravagée d’amour maternel pour un gamin de l’île. Monica, incandescente, parade en short rouge et seins nus au pied des grandes statues, sous l’oeil des beaux Pascuans qui ont le don de disparaître sur leurs chevaux et de s’éclipser comme des esprits. Car l’île est la demeure des aku aku, génies volatils, actifs, émanés des profondeurs de la terre ou de l’aura des célèbres Moai juchés sur leurs terres, tournant le dos à l’océan.

Une vague de déréliction envahit nos explorateurs, réveille en eux des sentiments de deuil et une famine d’amour. Ils cèdent à des rituels impulsifs et saugrenus, sont possédés par des hallucinations dont la plus belle occupe le centre du livre comme si l’île dévoilait enfin son fameux secret à Angèle, le commandant de l’expédition et son écrivain. Magnifiques pages telluriques et apocalyptiques sur lile détruite par un raz de marée qui laisserait une houle de mer nue jusqu’à la banquise, en proie elle même à la dislocation et au chaos. Tant ce nombril de la Terre paraît conjuguer puissance et précarité à l’image de notre planète et de nos civilisations éphémères Pierrette Fleutiaux excelle encore dans l’analyse des plus subtiles turbulences intérieures. Un indigène sur sa jument, un couple d’amants juvéniles et nomades, l’arrivée d’un avion dans l’immensité vierge du ciel provoquent des éclairs de lyrisme, de lumineuses parousies.

Pierrette Fleutiaux ne s’est pas contentée de déjouer un genre littéraire, exotique et voyageur dans un roman ironique comme c’est devenu la règle aujourd’hui. Elle a accompli son grand voyage intuitif et cosmique, à la croisée de deux infinis : le moi et la mer, confrontés sur un triangle de terre et de prose qui lentement nous démasque et nous sidère.

Patrick Grainville, Le Figaro ( 3 juin 99 ).