L’Express, 29 août 2005, Anne Berthod


ASCENDANT JUMEAUX

Comment un gosse se retrouve sous l’emprise d’un couple d’enfants ambigu. Une histoire profonde signée
Pierrette Fleutiaux. Un amour absolu peut-il se vivre dans toute sa grandeur sans se perdre dans la démesure ? Qu’appelle-t-on vice, que nomme-t-on innocence quand on aime ?

Dans « Les Amants imparfaits », Pierrette Fleutiaux creuse avec délicatesse et profondeur le registre complexe des sentiments : presque une spécialité pour celle dont le dernier livre « Des phrases courtes, ma chérie », récit paru en 2001, évoquait ses relations avec une mère au crépuscule de sa vie. L’auteure de « Nous sommes éternels », prix Femina 1990, revisite aujourd’hui des thèmes souvent abordés autrefois : les amours adolescentes, l’inceste et, surtout, le double.

Camille et Léo sont jumeaux. Ils n’ont que 6 ans au début de l’histoire mais, déjà, leur singularité, leurs manies fusionnelles et leur charisme dérangent. Même les grands-parents, qui les élèvent quelques années de-ci de-là, ressentent un certain malaise. Dans son étrangeté, sa soif d’absolu et son rayonnement face à des adultes désemparés, le duo fait écho à d’autres inséparables imaginés par l’écrivain, tels Dan et Estelle « Nous sommes éternels », ou encore Robin et Beauty « Allons-nous être heureux ? ». La différence, cette fois, c’est qu’ils sont trois à faire la paire.

Raphaël, le narrateur, a 9 ans quand il rencontre Camille et Léo Van Broeker, venus habiter quelque temps chez leurs grands-parents, à Bourgneuf dans la France profonde. Ils sont riches, vivent entre New York, Paris et Hong Kong: leur univers fascine Raf, le voisin d’en face, demeurant avec sa mère, employée de mairie. Il est l’aîné, mais c’est lui qui est adopté, tombe sous le charme et devient le pantin de leur drôle d’amitié. Les raisons de cette gémellité bancale affleurent dans l’un de ces douloureux secrets de famille que Pierrette Fleutiaux a l’art de débusquer avec acuité.

Cultivant l’ambiguïté dans les moindres détails, d’une retenue trompeuse, elle fait soudain surgir le drame de cette emprise de deux gosses sur un autre. À 19 ans, celui-ci devient, à la demande des premiers, le scribe de leurs mises en scène érotiques : amoureux soumis, témoin passif de leurs ébats, il tient un journal de ces étreintes interchangeables. Leur trio sulfureux se perdra, plus sûrement que dans ces expériences de l’extrême, avec l’arrivée d’une quatrième : Anne, un innocent « papillon », victime d’un jeu qui la dépasse.

Qu’il s’adresse à son psychiatre ou aux avocats, on comprend que Raphaël ne s’en est jamais remis tout à fait, à la différence, devine-t-on, de Camille et Léo. Mais l’histoire de cette initiation grippée peut aussi se lire, et c’est sa force, comme une genèse de écriture, seul domaine dans lequel le héros se distingue, En évacuant les fantômes du passé, il accouche, en réalité, d’un roman.

Un roman beau et douloureux, comme peut l’être une première fois.

Anne Berthod, L’Express, (29 août 2005).