Le Mag, 24 sept 2005, Anne Pitteloup


SOUFFLE À TROIS TEMPS

Histoire de la fascination du narrateur pour les jumeaux Léo et Camille, « Les Amants imparfaits » de Pierrette Fleutiaux joue sur les thèmes de l’identité, du pouvoir et de l’écriture libératrice.

Trois jeunes gens sont accusés de meurtre et comparaissent devant un juge d’instruction parisien : les jumeaux Léo et Camille, dix sept ans, issus d’une famille fortunée et cosmopolite, et leur ami Raphaël, de trois ans leur ainé, fils d’une employée de mairie provinciale. On ne verra rien du procès, et ce n’est qu’à la fin du roman qu’on connaîtra le pourquoi de cette accusation ; mais on plongera dans « Les Amants imparfaits » avec la même tension inquiète que son narrateur, Raphaël, met à expliquer les faits pour les comprendre et s’en libérer. Le dernier roman de Pierrette Fleutiaux est une œuvre étrange et sensible. Avec une grande finesse, l’auteure de « Nous sommes éternels  » et « Des phrases courtes, ma chérie  » traverse le monde ambivalent de l’enfance, à la fois simple et complexe, explore l’adolescence pleine de cruautés et de tendresses apeurées, et dévoile les fantasmes et les égarements des trois amis pris dans une relation fusionnelle.

AMOUR, PEUR ET DÉPENDANCE
Car les jumeaux ont d’emblée « choisi » Raphaël, tandis que lui est emporté par une réalité qu’il ne maîtrise pas, littéralement pris au piège de sa fascination pour « Léocamille ». Ils ont six ans, Raphaël neuf. Ils arrivent d’un monde lointain pour vivre une année chez leurs grands parents, notables du bourg. Raphaël vit seul avec sa mère, près de son ami Paul auquel il est lié d’une façon taciturne et rassurante : « Nous sommes un attelage, rien de plus. » Mais les jumeaux ont un monde particulier. Avec eux, entre eux, circulent des fluides, des regards, des ondes que Raphaël sent mais ne sait traduire. « Paul et moi étions dans la simplicité de l’unique, les jumeaux ont introduit en nous l’infinie complication des dédoublements. »

Raphaël sera le tiers de leur vie gémellaire, miroir nécessaire à leur duo. Entrecoupée d’absences, leur relation triangulaire et déséquilibrée va survivre aux années. Ils se retrouvent finalement étudiants à Paris. Raphaël doit noter dans son cahier les « séances bizarres » des jumeaux avec leurs amants, demeurant là encore leur témoin. Toujours avec eux et extérieur à eux. Il pressent qu’ils lui font jouer un rôle lié à un temps d’avant la naissance. Un troisième fœtus partageait la vie intra utérine de Léo et Camille… Qu’en ont-ils fait ?

Variation sur le thème du double et de l’identité, de l’amour et du pouvoir, « Les Amants imparfaits » est aussi le récit d’une renaissance à soi à travers l’écriture. Quand les adultes lors du procès, s’intéressent à leur histoire, ils la salissent et la déforment avec leurs mots réducteurs. Pour Raphaël, seuls l’incertitude, le flou ou la poésie pourraient approcher la vérité. Il invente des images pour sortir des clichés dans lesquels on l’enferme, exprime magnifiquement les nuances de son âme à l’aide de métaphores empruntées à sa vie campagnarde. Son récit s’adresse au juge, au psychiatre et autres spécialistes de l’enfance. Mais aussi à Natacha, jeune auteure entendue au Festival Étonnants Voyageurs de Bamako, bien après les faits, et à laquelle Raphaël s’identifie aussitôt.

À PERDRE HALEINE
De cette rencontre est né sorti désir d’écriture ; son dialogue intérieur avec Natacha lui permet de renommer les choses de sa vie. Il va ainsi démêler « la tresse de mots » qui l’étouffe, ce nœud de corps et d’âmes entremêlés, écheveau de sentiments ambivalents dans lequel il peine à respirer. « Une phrase par dessus une phrase par dessous, affirmation, dénégation, dénégation, affirmation, chacune toujours un peu plus outrée pour que l’adversaire puisse faire repartir l’ouvrage, une tresse de phrases pour bien ficeler ensemble Raphaël et ses merveilleux jumeaux » explique-t-il.

Ce n’est pas un hasard s’il est sujet à des crises d’apnée. Ses phrases s’étendent, longues, précipitées, comme si même dans l’écriture il oubliait de reprendre son souffle. Incapable de mettre un point final ou de prendre une respiration. Au fil du récit, il va s’apaiser. L’écriture riche et toute en nuances de Pierrette Fleutiaux restitue magistralement ce rythme du souffle et de l’âme de Raphaël.

Anne Pitteloud, Le Mag (24 septembre 2005).