La Tribune de Genève, 12 sept 2005, Pascal Gavillet


PIERRETTE FLEUTIAUX DEMEURE ÉTERNELLE

« Les Amants imparfaits » est l’un des temps forts de cette rentrée.

Tous ceux qui ont lu « Nous sommes éternels » savent très bien la place qu’occupe Pierrette Fleutiaux dans la littérature française actuelle : l’une des premières. Le choc de « Nous sommes éternels » – Prix Femina 1990 et roman comparable (quitte à commettre un crime de lèse majesté) à « Belle du Seigneur » d’Albert Cohen, demeure l’un des plus forts de ces vingt dernières années.

Depuis, les publications de la romancière n’ont jamais déçu. Son dernier livre, « Les Amants imparfaits » paru chez Actes Sud (qui l’édite depuis 2001), ne déroge pas à cette règle. Comme chaque fois, on peut le lire à deux niveaux, ou vitesses : celui du récit et celui de la narration.

Basiquement, « Les Amants imparfaits » raconte comment Raphaël, en côtoyant depuis sa tendre enfance deux jumeaux, Léo et Camille, a vu sa vie détruite par leurs agissements.

Habileté diabolique

Le livre adopte le point de vue du garçon, plongeant le lecteur dans un monde où le mystère et les non-dits se muent en une forme raffinée de suspense. « Pour eux, tout avait un sens, une logique bien à eux, tout intérieure, si j’avais su à quel point intérieur » (page 14).

Pierrette Fleutiaux est friande de ces incursions suggestives – « si j’avais su » – qui laissent entendre que tout va basculer. Au niveau narratif, le roman fonctionne précisément sur ces distorsions entre action et introspection. Jusqu’à mettre en péril une chronologie pourtant linéaire, mais dont les bonds en avant ou en arrière, via de très longues phrases, ont pour effet de briser l’harmonie qui paraît relier tous les éléments du roman. L’écrivain fournit même ici et là quelques clés de son travail. Comme, page 43 « Et avec l’écriture c’est la même chose, j’attache tout ensemble pour ne rien lâcher, parce que si je pose un point, je pose aussi la fin d’une phrase et, entre la fin d’une phrase et le début d’une autre, il y a un trou, une solution de continuité, qui peut être un abîme. »

Mais qu’on ne s’y trompe pas. Le style de Pierrette Fleutiaux, pour unique et splendide qu’il soit, ne met jamais un frein à ce qu’elle raconte. II n’occulte ni le récit à résonances initiatiques ni le suspense qui en découle. Impossible de lâcher « Les Amants imparfaits » sitôt sa lecture entamée. L’auteur y reste d’une habileté diabolique.

Pascal Gavillet, La Tribune de Genève (12 sept 2005).