Préface à « L’épouse hollandaise », d’Eric McCormack.

 

Autant le dire tout de suite. Dès la première ligne, le roman d’Eric McCormack me fait frétiller de plaisir et d’anticipation. « Aimable lecteur, j’aimerais te raconter un incident qui date d’il y a dix ans. » Quelqu’un s’adresse à moi, qui a quelque chose à me raconter, ce quelque chose s’est passé il y a dix ans, ce souvenir doit sûrement valoir le coup. Je suis ferrée comme un poisson ! Pas un instant cependant nous n’imaginons que l’auteur va nous livrer sa biographie. Au contraire, nous sentons bien que nous entrons délibérément dans la fiction.

Nous sommes dans un lieu idéal de la fiction où des voix raisonnables se mettent en devoir de nous narrer des aventures folles, éprouvantes, très périlleuses, mais celles-ci parviendront à nous à travers les filtres  de plusieurs conteurs,  dont le premier d’entre eux est un homme plutôt ranplamplan, attaché à son chat et son épouse. Peur et angoisse ainsi quelque peu gommées, nous n’avons plus qu’à jouir de notre nouvelle condition d’aventurier.

Mais quel est donc cet incident dont le souvenir ouvre le roman ? Il a trait à une maladie exotique, induite par un ver dit ver de Guinée. C’est la première histoire qui nous est contée. Elle ne sert apparemment qu’à introduire, de biais, sous le couvert de la coïncidence, le paysage fictionnel dans lequel nous allons voyager.

Jugez plutôt : lorsque ce parasite, long d’un mètre, émerge à la surface du corps humain, un seul remède : entortiller la tête autour d’un bâtonnet et tirer avec mille précautions. « A chaque fois que la tension se relâche, il faut tourner un petit peu, puis encore un petit peu ». L’opération peut prendre plusieurs semaines.

Ce ver, ce pourrait être le lecteur que l’auteur entortille autour de son histoire et qu’il tire à lui, torsion après torsion,  ou toute l’histoire elle-même qu’il nous livre un épisode après l’autre, chacun hameçonné au précédent. Seule différence avec le ver de Guinée : le lecteur qui se trouve parasité par cette histoire n’éprouve que jouissance.

C’est que l’auteur a une façon bien à lui de jouer avec son lecteur. On ne sait sur quel pied danser parfois, avec Eric McCormack, et comme cela nous plaît ! Par exemple, ce Vociferus O’Higgins, avec son traité « Spiritus Nocturnus » publié en 1640, devons-nous le rejeter parmi les auteurs des bibliothèques imaginaires chères à Borges ? Cette incertitude, soigneusement dosée entre réalisme et poudre aux yeux, c’est le tremblement d’un mirage surgissant ici et là à l’improviste. N’en doutez pas, nous sommes partis pour des  voyages peu ordinaire.

Mais de quel genre exactement ? Nous avons d’abord cru à la relation d’une expédition scientifique, mais aussitôt voici que nous louvoyons du côté du roman gothique. En effet, notre narrateur numéro un emménage dans une maison : vaste, sombre, et surtout mitoyenne d’une autre qui en est l’exact pendant. Il est même question d’une cave inquiétante, mais non, ce sera finalement ailleurs que s’orientera la barque de ce roman. Une barque à la boussole littéraire si sensible que nous croyons souvent dériver ici ou là, mais le cap est ferme, nous y voilà : c’est le vieux voisin, silhouette d’abord énigmatique dans le jardin d’à côté, qui va le donner. Son nom : Thomas Vanderlinden.

Nous sommes à « Camberloo », au Canada. Thomas, vieil universitaire à la retraite, vient d’être hospitalisé. Il souhaite parler.  Notre narrateur premier cède donc la place à ce narrateur second. Nous sommes maintenant dans le cas d’une transmission autour du lit d’un mourant. Aubaine pour l’élu de ce récit (le nouveau voisin, celui du ver de Guinée). Écrivain en difficulté, il essaie d’écrire un western en conservant à ses cowboys leur bagage écossais : kilt, sporrans, et patois. Ça ne marche pas. Faut-il voir là une confession de McCormack , d’origine écossaise, ou une réflexion plus vaste sur l’art du roman ? Renonçant à ses gimmicks biographiques, c’est en ouvrant ses oreilles à tout ce qui bruisse à l’extérieur que l’écrivain trouvera sa libération.

Or qu’a donc à raconter le vieux Thomas Vanderlinden ? Sa mère d’abord. Banal, penserez-vous. Attendez de lire le début de la partie qui la concerne. C’est un chef d’œuvre narratif.  Rowland, le jeune mari de Rachel Vanderlinden, ethnologue passionné d’explorations, absent depuis trois mois, annonce son retour. Elle l’attend. « Elle avait besoin de lui parler, une fois pour toutes… » La sonnette retentit. Sur le seuil, un inconnu. Après quelques tentatives embarrassées, ce dernier parvient à dire quatre mots : « Je suis votre mari ». Comme « un message codé qu’elle était censée savoir déchiffrer. » Et soudain, en effet, elle comprend. A nous, il faudra bien plus longtemps pour comprendre. D’abord nous saurons seulement que ces deux-là vivront ensemble deux ans avant que la grande guerre n’emporte ce faux Rowland, doublure du vrai mari, et grand amour de la mère de Thomas.

Rachel avait refusé de connaître l’identité de cet homme et sa vie d’avant (agissant en cela comme dans les tribus Bizwas, mais passons). Or voici qu’arrivée au seuil de la mort, elle veut soudain savoir. Elle est persuadée que son vrai mari, Rowland, connaissait l’identité de celui qui l’a remplacé. Ordre est donné à Thomas,  fils dévoué, de retrouver Rowland. Nous voici donc partis avec lui pour Vatua, une île reculée du Pacifique. Là vit Rowland, au sein d’une tribu aux mœurs étranges. Fidèle à son serment de jeunesse, il répond à l’appel de sa première femme, et parcourra la moitié du globe pour lui livrer le passé du faux Rowland.

Eric McCormack est un fabuleux conteur, il ne nous laisse aucun répit. On prend des avions et des taxis bien sûr, mais aussi des pirogues, des goélettes, des vapeurs, des trains, on écrit, on câble. A-t-on besoin de renseignements, on s’adresse à une agence de détectives qui peut mobiliser des hommes dans les coins les plus reculés du globe. On est dans les débuts de l’anthropologie, avec ses savants intrépides, amateurs de toutes les bizarreries humaines, on rencontre des gens et des coutumes à n’en pas croire ses oreilles, on fait naufrage sur un volcan sous-marin en compagnie de singes et de zèbres, on a vent d’une histoire d’amour déchirante, on va, on va.

Le texte vibre de mille échos, (tenez, voilà Innisfree, du nom d’un navire ainsi renommé par son capitaine irlandais, irlandais comme le poète Yeats, et j’ai entendu résonner en moi les premiers vers de son beau poème The lake isle of Innisfree). C’est comme si remontaient pêle-mêle nos souvenirs des aventures de Tintin, de l’agence Pinkerton, des romans de Conrad, et bien d’autres. Henry James peut être cité à quelques lignes d’un autre auteur qu’on soupçonne totalement inventé, mais tout cela parfaitement maîtrisé, si bien qu’on ne saurait démêler le fictif du vrai, et qu’on ne songe pas à le faire, tant est grand notre plaisir.

On fait, oui, les voyages les plus fous d’un bord à l’autre des océans, dans des jungles infestées de bestioles suceuses de sang, mais on parle, partout, à tout instant, comme on parlait dans le car qui menait au marché mes grands-mères de leur lointain village, et ainsi cascadent des récits enchâssés les uns dans les autres, chaque personnage introduisant un nouveau récit, chacun de ces récits ayant un lien, fort ou pas, avec l’histoire principale, et pourtant jamais on ne s’égare, car en fin de compte il n’y a dans ce roman que trois personnages principaux, Rachel Vanderlinden, son mari Rowland, et cet inconnu qui frappa un jour à sa porte en prononçant comme une énigme ces mots stupéfiants « je suis votre mari ».

Ajoutons-y le fils, Thomas Vanderlinden, et le narrateur du tout début, l’écrivain qui se rend sept fois à son chevet à l’hôpital pour recueillir son récit, précurseurs tous deux de tous les autres narrateurs que nous rencontrerons dans ce roman bourré de récits, où jamais pourtant on ne se lasse, tant est puissant et inventif et jubilatoire le talent d’Eric McCormack. Et pour finir, que signifie donc le titre L’épouse hollandaise ? Vous penserez sans doute au Hollandais volant. C’est sans compter avec la malice de notre auteur…

PIERRETTE FLEUTIAUX

« L’épouse hollandaise », d’Eric McCormack
(traduit de l’anglais, Canada, par Sabine Porte), éditions Points 2014